Page:Weil - La Pesanteur et la Grâce, 1948.djvu/77

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êtres déchus, ces réactions en apparence inexplicables de vengeance contre le bienfaiteur.

Il arrive aussi que chez le bienfaiteur l’amour ne soit pas pur. Alors le je, réveillé par l’amour recevant aussitôt une nouvelle blessure par le mépris, il surgit la haine la plus amère, haine légitime.

Celui chez qui le je est tout à fait mort au contraire, n’est aucunement gêné par l’amour qu’on lui témoigne. Il se laisse faire comme les chiens et les chats qui reçoivent de la nourriture, de la chaleur et des caresses et, comme eux, il est avide d’en recevoir le plus possible. Selon les cas, il s’attache comme un chien ou se laisse faire avec une espèce d’indifférence comme un chat. Il boit sans le moindre scrupule toute l’énergie de quiconque s’occupe de lui.

Par malheur, toute œuvre charitable risque d’avoir comme clients une majorité de gens sans scrupules ou surtout des êtres dont le je est tué.

Le je est d’autant plus vite tué que celui qui subit le malheur a un caractère plus faible. Plus exactement, le malheur limite, le malheur destructeur du je se situe plus ou moins loin suivant la trempe du caractère, et plus il se situe loin, plus on dit que le caractère est fort.

La situation plus ou moins éloignée de cette limite est probablement un fait de nature comme la facilité pour les mathématiques, et celui qui, n’ayant aucune foi, est fier d’avoir gardé un « bon moral » dans des circonstances difficiles n’a pas plus raison que l’adolescent qui s’enorgueillit d’avoir de la facilité pour les mathématiques. Celui qui croit en Dieu court le danger d’une illusion plus grande encore, à savoir d’at-