tout le prix de la tragédie attique et de l’Iliade. Certaines paroles rendent un son étrangement voisin de celui de l’épopée, et l’adolescent troyen envoyé chez Hadès, quoiqu’il ne voulût pas partir, vient à la mémoire quand le Christ dit à Pierre : « Un autre te ceindra et te mènera où tu ne veux pas aller. » Cet accent n’est pas séparable de la pensée qui inspire l’Évangile ; car le sentiment de la misère humaine est une condition de la justice et de l’amour. Celui qui ignore à quel point la fortune variable et la nécessité tiennent toute âme humaine sous leur dépendance ne peut pas regarder comme des semblables ni aimer comme soi-même ceux que le hasard a séparés de lui par un abîme. La diversité des contraintes qui pèsent sur les hommes fait naître l’illusion qu’il y a parmi eux des espèces distinctes qui ne peuvent communiquer. Il n’est possible d’aimer et d’être juste que si l’on connaît l’empire de la force et si l’on sait ne pas le respecter.
Les rapports de l’âme humaine et du destin, dans quelle mesure chaque âme modèle son propre sort, ce qu’une impitoyable nécessité transforme dans une âme quelle qu’elle soit au gré du sort variable, ce qui par l’effet de la vertu et de la grâce peut rester intact, c’est une matière où le mensonge est facile et séduisant. L’orgueil, l’humiliation, la haine, le mépris, l’indifférence, le désir d’oublier ou d’ignorer, tout contribue à en donner la tentation. En particulier, rien n’est plus rare qu’une juste expression du malheur ; en le peignant, on feint presque toujours de croire tantôt que la déchéance est une vocation innée du malheureux, tantôt qu’une âme peut porter le malheur sans en recevoir la marque, sans qu’il change toutes les pensées d’une manière qui n’appartient qu’à lui. Les Grecs, le plus souvent, eurent la force d’âme qui permet de ne pas se mentir ; ils en furent récompensés et surent atteindre en toute chose le plus haut degré de lucidité, de pureté et de simplicité. Mais l’esprit qui s’est transmis de l’Iliade à l’Évangile en passant par les penseurs et les poètes tragiques n’a guère franchi les limites de la civilisation grecque ;