Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/108

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graduellement vers cette générosité sans réserve dont Adam et Ève bénéficiaient au paradis terrestre ; et enfin s’il pouvait étendre indéfiniment la portée de ses propres instruments — qu’il s’agisse d’armes, d’or, de secrets techniques, de machines ou d’autre chose — il tendrait à abolir cette corrélation qui, en liant indissolublement la notion de maître à celle d’esclave, établit entre maître et esclave un rapport de dépendance réciproque. On ne peut prouver que tout cela soit impossible ; mais il faut admettre que c’est impossible, ou bien se résoudre à penser l’histoire humaine comme un conte de fées. D’une manière générale, on ne peut considérer le monde où nous vivons comme soumis à des lois que si l’on admet que tout phénomène y est limité ; et c’est le cas aussi pour le phénomène du pouvoir, comme l’avait compris Platon. Si l’on veut considérer le pouvoir comme un phénomène concevable, il faut penser qu’il peut étendre les bases sur lesquelles il repose jusqu’à un certain point seulement, après quoi il se heurte comme à un mur infranchissable. Mais néanmoins il ne lui est pas loisible de s’arrêter ; l’aiguillon de la rivalité le contraint à aller plus loin et toujours plus loin, c’est-à-dire à dépasser les limites à l’intérieur desquelles il peut effectivement s’exercer. Il s’étend au delà de ce qu’il peut contrôler ; il commande au delà de ce qu’il peut imposer ; il dépense au delà de ses propres ressources. Telle est la contradiction interne que tout régime oppressif porte en lui comme un germe de mort ; elle est constituée par l’opposition entre le caractère nécessairement limité des bases matérielles du pouvoir et le caractère nécessairement illimité de la course au pouvoir en tant que rapport entre les hommes.

Car dès qu’un pouvoir dépasse les limites qui lui sont imposées par la nature des choses, il rétrécit les bases sur lesquelles il s’appuie, il rend ces limites mêmes de plus en plus étroites. En s’étendant au