Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/134

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et peu importe à cet égard que la puissance laisse apparaître son origine essentiellement collective ou bien semble loger dans certains individus déterminés comme la vertu dormitive dans l’opium. Or s’il y a au monde quelque chose d’absolument abstrait, d’absolument mystérieux, d’inaccessible aux sens et à la pensée, c’est la collectivité ; l’individu qui en est membre ne peut, semble-t-il, l’atteindre ni la saisir par aucune ruse, peser sur elle par aucun levier ; il se sent vis-à-vis d’elle de l’ordre de l’infiniment petit. Si les caprices d’un individu apparaissent à tous les autres comme arbitraires, les secousses de la vie collective semblent l’être à la deuxième puissance. Ainsi entre l’homme et cet univers qui lui est assigné par le sort comme l’unique matière de sa pensée et de son action, les rapports d’oppression et de servitude placent d’une manière permanente l’écran impénétrable de l’arbitraire humain. Quoi d’étonnant si au lieu d’idées on ne rencontre guère que des opinions, au lieu d’action une agitation aveugle ? On ne pourrait se représenter la possibilité d’un progrès quelconque au seul vrai sens de ce mot, c’est-à-dire un progrès dans l’ordre des valeurs humaines, que si l’on pouvait concevoir à titre de limite idéale une société qui armerait l’homme contre le monde sans l’en séparer.

Pas plus que l’homme n’est fait pour être le jouet d’une nature aveugle, il n’est fait pour être le jouet des collectivités aveugles qu’il forme avec ses semblables ; mais pour cesser d’être livré à la société aussi passivement qu’une goutte d’eau à la mer, il faudrait qu’il puisse et la connaître et agir sur elle. Dans tous les domaines, il est vrai, les forces collectives dépassent infiniment les forces individuelles ; ainsi l’on ne peut pas plus facilement concevoir un individu disposant même d’une portion de la vie collective qu’une ligne s’allongeant par l’addition d’un point. C’est là du moins l’apparence ; mais en réalité il y a une exception