Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/147

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même. Les syndicalistes révolutionnaires, qui mettent au centre de la question sociale la dignité du producteur considéré comme tel, se rattachent au même courant. Dans l’ensemble, nous pouvons avoir la fierté d’appartenir à une civilisation qui a apporté avec elle le pressentiment d’un idéal nouveau.


ESQUISSE DE LA VIE SOCIALE CONTEMPORAINE


Il est impossible de concevoir quoi que ce soit de plus contraire à cet idéal que la forme qu’a prise de nos jours la civilisation moderne, au terme d’une évolution de plusieurs siècles. Jamais l’individu n’a été aussi complètement livré à une collectivité aveugle, et jamais les hommes n’ont été plus incapables non seulement de soumettre leurs actions à leurs pensées, mais même de penser. Les termes d’oppresseurs et d’opprimés, la notion de classes, tout cela est bien près de perdre toute signification, tant sont évidentes l’impuissance et l’angoisse de tous les hommes devant la machine sociale, devenue une machine à briser les cœurs, à écraser les esprits, une machine à fabriquer de l’inconscience, de la sottise, de la corruption, de la veulerie, et surtout du vertige. La cause de ce douloureux état de choses est bien claire. Nous vivons dans un monde où rien n’est à la mesure de l’homme ; il y a une disproportion monstrueuse entre le corps de l’homme, l’esprit de l’homme et les choses qui constituent actuellement les éléments de la vie humaine ; tout est déséquilibre. Il n’existe pas de catégorie, de groupe ou de classe d’hommes qui échappe tout à fait à ce déséquilibre dévorant, à l’exception peut-être de quelques îlots de vie plus primitive ; et les jeunes, qui y ont grandi, qui y grandissent, reflètent plus que les autres à l’intérieur d’eux-mêmes le chaos qui les entoure. Ce déséquilibre est essentiellement une affaire