Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/149

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s’en empare. C’est ainsi que la science est depuis longtemps déjà et dans une mesure de plus en plus large une œuvre collective. À vrai dire les résultats nouveaux sont toujours en fait l’œuvre d’hommes déterminés ; mais, sauf peut-être de rares exceptions, la valeur d’un résultat quelconque dépend d’un ensemble si complexe de rapports avec les découvertes passées et avec les recherches possibles que l’esprit même de l’inventeur ne peut en faire le tour. Ainsi les clartés, en s’accumulant, font figure d’énigmes, à la manière d’un verre trop épais qui cesse d’être transparent. À plus forte raison la vie pratique prend un caractère de plus en plus collectif, et l’individu comme tel y est de plus en plus insignifiant. Les progrès de la technique et la production en série réduisent de plus en plus les ouvriers à un rôle passif ; ils en arrivent dans une proportion croissante et dans une mesure de plus en plus grande à une forme de travail qui leur permet d’accomplir les gestes nécessaires sans en concevoir le rapport avec le résultat final. D’autre part une entreprise est devenue quelque chose de trop vaste et de trop complexe pour qu’un homme puisse pleinement s’y reconnaître ; et d’ailleurs, dans tous les domaines, tous les hommes qui se trouvent aux postes importants de la vie sociale sont chargés d’affaires qui dépassent considérablement la portée d’un esprit humain. Quant à l’ensemble de la vie sociale, elle dépend de tant de facteurs dont chacun est impénétrablement obscur et qui se mêlent en des rapports inextricables que personne n’aurait même l’idée de chercher à en concevoir le mécanisme. Ainsi la fonction sociale la plus essentiellement attachée à l’individu, celle qui consiste à coordonner, à diriger, à décider, dépasse les capacités individuelles et devient dans une certaine mesure collective et comme anonyme.

Dans la mesure même où ce qu’il y a de systématique dans la vie contemporaine échappe à l’emprise