Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/187

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revendications inégales. Le régime repose sur la contrainte ; les masses, dès qu’elles ont droit à la parole, exercent dans leurs propres rangs une contrainte du même genre. On voit mal comment il pourrait surgir des masses, spontanément, le contraire du régime qui les a formées, ou plutôt déformées.

On se fait une étrange idée de la révolution, à examiner la chose de près. D’ailleurs, dire qu’on s’en fait une idée, c’est beaucoup dire. À quoi les révolutionnaires croient-ils pouvoir reconnaître le moment où il y aura révolution ? Aux barricades et aux fusillades dans les rues ? À l’installation au gouvernement d’une certaine équipe d’hommes ? À la violation de la légalité ? À certaines nationalisations ? À l’émigration massive des bourgeois ? À la promulgation d’un décret supprimant la propriété privée ? Tout cela n’est pas clair. Mais enfin il reste qu’on attend, sous le nom de révolution, un moment où les derniers seront les premiers, où les valeurs niées ou abaissées par le régime actuel surgiront au premier plan, où les esclaves, sans abandonner d’ailleurs leurs tâches, seront les seuls citoyens, où les fonctions sociales vouées aujourd’hui à la soumission, à l’obéissance et au silence auront les premières droit à la parole et à la délibération dans toutes les affaires d’intérêt public. Il ne s’agit pas là de prophéties religieuses. On présente un tel avenir comme correspondant au cours normal de l’histoire. C’est qu’on ne se fait aucune idée juste du cours normal de l’histoire. Même quand on l’a étudiée, on reste pénétré par le souvenir vague des manuels d’école primaire et des chronologies.

On se réclame de l’exemple de 1789. On nous dit que, ce que la bourgeoisie a fait par rapport à la noblesse en 1789, le prolétariat le fera par rapport à la bourgeoisie en une année non déterminée. On se figure qu’en cette année 1789, ou du moins de 1789 à 1793, une couche sociale jusque-là subalterne, la bour-