Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/195

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analyser la chose. « Le principal signe d’un mouvement profond, impossible à apaiser, c’est qu’ils n’étaient pas disséminés ou manœuvrés par quelques-uns, mais ensemble ils prenaient feu, ensemble ils se taisaient, avec une telle unanimité et une telle fermeté qu’on aurait cru qu’ils agissaient au commandement. » Nous avons assisté à un miracle de ce genre en juin 1936, et l’impression ne s’en est pas encore effacée.

De pareils moments ne durent pas, bien que les malheureux souhaitent ardemment les voir durer toujours. Ils ne peuvent pas durer, parce que cette unanimité, qui se produit dans le feu d’une émotion vive et générale, n’est compatible avec aucune action méthodique. Elle a toujours pour effet de suspendre toute action, et d’arrêter le cours quotidien de la vie. Ce temps d’arrêt ne peut se prolonger ; le cours de la vie quotidienne doit reprendre, les besognes de chaque jour s’accomplir. La masse se dissout de nouveau en individus, le souvenir de sa victoire s’estompe ; la situation primitive, ou une situation équivalente, se rétablit peu à peu ; et bien que dans l’intervalle les maîtres aient pu changer, ce sont toujours les mêmes qui obéissent.

Les puissants n’ont pas d’intérêt plus vital que d’empêcher cette cristallisation des foules soumises, ou du moins, car ils ne peuvent pas toujours l’empêcher, de la rendre le plus rare possible. Qu’une même émotion agite en même temps un grand nombre de malheureux, c’est ce qui arrive très souvent par le cours naturel des choses ; mais d’ordinaire cette émotion, à peine éveillée, est réprimée par le sentiment d’une impuissance irrémédiable. Entretenir ce sentiment d’impuissance, c’est le premier article d’une politique habile de la part des maîtres.

L’esprit humain est incroyablement flexible, prompt à imiter, prompt à plier sous les circonstances extérieures. Celui qui obéit, celui dont la parole d’autrui