Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/203

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nature même, ses rouages ne peuvent fonctionner sans broyer les citoyens ; aucune bonne volonté ne peut en faire un instrument du bien public ; on ne peut l’empêcher d’opprimer qu’en la brisant. Au reste — et, sur ce point, l’analyse de Marx est moins serrée — l’oppression exercée par la machine de l’État se confond avec l’oppression exercée par la grande industrie ; cette machine se trouve automatiquement au service de la principale force sociale, à savoir le capital, autrement dit l’outillage des entreprises industrielles. Ceux qui sont sacrifiés au développement de l’outillage industriel, c’est-à-dire les prolétaires, sont aussi ceux qui sont exposés à toute la brutalité de l’État, et l’État les maintient par force esclaves des entreprises.

Que conclure ? La conclusion s’impose à l’esprit : c’est que rien de tout cela ne peut être aboli par une révolution ; au contraire, tout cela doit avoir disparu avant qu’une révolution puisse se produire ; ou, si elle se produit auparavant, ce ne sera qu’une révolution apparente, qui laissera l’oppression intacte ou même l’aggravera. Cependant Marx concluait exactement le contraire ; il concluait que la société était mûre pour une révolution libératrice. N’oublions pas qu’il y a près de cent ans il croyait déjà une telle révolution imminente. Sur ce point en tout cas, les faits lui ont infligé un démenti éclatant, éclatant en Europe et en Amérique, plus éclatant encore en Russie. Mais le démenti des faits était à peine utile ; dans la doctrine même de Marx, la contradiction était si éclatante qu’on peut s’étonner que ni lui, ni ses amis, ni ses disciples n’en aient pris conscience. Comment les facteurs d’oppression, si étroitement liés au mécanisme même de la vie sociale, devaient-ils soudain disparaître ? Comment est-ce que, la grande industrie, les machines et l’avilissement du travail manuel étant donnés, les ouvriers pouvaient être autre chose que de simples rouages dans les usines ? Comment, s’ils continuaient