Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/248

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de manger des bananes que son cou se serait allongé. C’est le genre d’explication qui, sans contenir même un commencement d’indication pour la solution d’un problème, donne la fausse impression qu’il est résolu, et empêche ainsi de le poser. Le problème est de savoir comment les organes des animaux se trouvent être adaptés aux besoins ; en donnant comme réponse la supposition d’une tendance à l’adaptation inhérente à la vie animale, on tombe dans la faute que Molière a ridiculisée pour toujours à propos de la vertu dormitive de l’opium.

Darwin a nettoyé le problème par la notion simple et géniale de conditions d’existence. Il est étonnant qu’il y ait des animaux sur la terre. Mais dès lors qu’il y en a, il n’est pas étonnant qu’il y ait correspondance entre leurs organes et les nécessités de leur vie, car autrement ils ne vivraient pas. Il n’y a aucune chance qu’on découvre jamais dans un recoin du monde une espèce exclusivement mangeuse de bananes, mais qu’un défaut de conformation malencontreux empêcherait de manger des bananes.

Il y a là une de ces évidences trop évidentes et que personne ne voit, jusqu’à ce qu’une intuition géniale les rende manifestes. En fait, celle-là avait été reconnue par les Grecs, comme c’est le cas pour presque toutes nos idées ; mais elle avait été oubliée ensuite. Darwin était contemporain de Marx. Mais Marx, comme tous les scientistes, était très en retard en matière de science. Il a cru faire œuvre de savant en transportant purement et simplement les naïvetés de Lamarck dans le domaine social.

Il a même ajouté un degré d’arbitraire en plus en admettant que la fonction crée non seulement un organe capable de l’accomplir, mais encore, en gros, dans l’ensemble, l’organe capable de l’accomplir avec le plus haut degré d’efficacité. Sa sociologie est fondée sur des postulats qui, soumis à l’examen du raisonne-