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SUR LE LIVRE DE LENINE
« MATÉRIALISME ET EMPIRIOCRITICISME »


Ébauche


Pages 51-52. — … Le résultat le plus funeste de cette attitude d’esprit, et qui fait peser sur tous les marxistes une lourde responsabilité, a été d’empêcher d’accomplir, ou même d’esquisser, ou même d’entrevoir le seul travail de théorie pure qui puisse ou plutôt doive de toute nécessité avoir place dans la construction d’une société sans oppresseurs. Ce travail est pourtant impliqué dans toute conception vraiment socialiste. Si « la séparation de la théorie et de la pratique », « la dégradante division du travail en travail manuel et intellectuel », « la séparation des forces spirituelles du processus de la production d’avec le travail manuel » constituent la tare capitale de notre société, il faut être capables de supprimer cette tare. La critique de la religion constitue bien toujours, comme dit Marx, la condition de tout progrès ; mais ce que Marx et les marxistes n’ont pas clairement aperçu, c’est que l’esprit religieux, de nos jours, dans tout ce qu’il contient de rétrograde, s’est surtout réfugié dans la science elle-même. Une science telle que la nôtre, essentiellement fermée aux profanes, et par suite aussi aux savants eux-mêmes, qui sont profanes hors de leur étroite spécialité, est la théologie propre d’une société de plus en plus bureaucratique. « L’âme universelle de la bureaucratie est le secret, le mystère », écrivait Marx dans sa jeunesse ; et le mystère est fondé sur la spécialisation. Le mystère est la condition de tout privilège et par suite de toute oppression ; et c’est dans la science elle-même, cette briseuse d’idoles, cette destructrice de mystère, que le mystère a trouvé son dernier refuge…