Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/72

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Mais ce n’est pas le cas ; on trouve chez Marx une autre conception que cet hégélianisme à rebours, à savoir un matérialisme qui n’a plus rien de religieux et constitue non pas une doctrine, mais une méthode de connaissance et d’action. Il n’est pas rare de voir ainsi chez d’assez grands esprits deux conceptions distinctes et même incompatibles se confondre à la faveur de l’imprécision inévitable du langage ; absorbés par l’élaboration d’idées nouvelles, le temps leur manque pour faire l’examen critique de ce qu’ils ont trouvé. La grande idée de Marx, c’est que dans la société aussi bien que dans la nature rien ne s’effectue autrement que par des transformations matérielles. « Les hommes font leur propre histoire, mais dans des conditions déterminées. » Désirer n’est rien, il faut connaître les conditions matérielles qui déterminent nos possibilités d’action ; et dans le domaine social, ces conditions sont définies par la manière dont l’homme obéit aux nécessités matérielles en subvenant à ses propres besoins, autrement dit par le mode de production. Une amélioration méthodique de l’organisation sociale suppose au préalable une étude approfondie du mode de production, pour chercher à savoir d’une part ce qu’on peut en attendre, dans l’avenir immédiat et lointain, du point de vue du rendement, d’autre part quelles formes d’organisation sociale et de culture sont compatibles avec lui, et enfin comment il peut être lui-même transformé. Seuls des êtres irresponsables peuvent négliger une telle étude et prétendre néanmoins à régenter la société ; et par malheur tel est le cas partout, aussi bien dans les milieux révolutionnaires que dans les milieux dirigeants. La méthode matérialiste, cet instrument que nous a légué Marx, est un instrument vierge ; aucun marxiste ne s’en est véritablement servi, à commencer par Marx lui-même. La seule idée vraiment précieuse qui se trouve dans l’œuvre de Marx est la seule aussi qui ait été complètement négligée.