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Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/88

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rentre ici en jeu de manière à limiter le hasard en éliminant les structures non viables, non plus à titre de tendance mystérieuse, mais à titre de condition d’existence ; et cette condition se définit par le rapport de l’organisme considéré au milieu pour une part inerte et pour une part vivant qui l’entoure, et tout particulièrement aux organismes semblables qui lui font concurrence. L’adaptation est dès lors conçue par rapport aux êtres vivants comme une nécessité extérieure et non plus intérieure. Il est clair que cette méthode lumineuse n’est pas valable seulement en biologie, mais partout où l’on se trouve en présence de structures organisées qui n’ont été organisées par personne. Pour pouvoir se réclamer de la science en matière sociale, il faudrait avoir accompli par rapport au marxisme un progrès analogue à celui que Darwin a accompli par rapport à Lamarck. Les causes de l’évolution sociale ne doivent plus être cherchées ailleurs que dans les efforts quotidiens des hommes considérés comme individus. Ces efforts ne se dirigent certes pas n’importe où ; ils dépendent, pour chacun, du tempérament, de l’éducation, des routines, des coutumes, des préjugés, des besoins naturels ou acquis, de l’entourage, et surtout, d’une manière générale, de la nature humaine, terme qui, pour être malaisé à définir, n’est probablement pas vide de sens. Mais étant donné la diversité presque indéfinie des individus, étant donné surtout que la nature humaine comporte entre autres choses le pouvoir d’innover, de créer, de se dépasser soi-même, ce tissu d’efforts incohérents produirait n’importe quoi en fait d’organisation sociale, si le hasard ne se trouvait en ce domaine limité par les conditions d’existence auxquelles toute société doit se conformer sous peine d’être ou subjuguée ou anéantie. Ces conditions d’existence sont le plus souvent ignorées des hommes qui s’y soumettent ; elles agissent non pas en imposant aux efforts de chacun