Page:Weil - Oppression et Liberté, 1955.djvu/95

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ment. Il en est de même pour l’or, et plus généralement pour la monnaie, dès que la division du travail est assez poussée pour qu’aucun travailleur ne puisse vivre de ses produits sans en avoir échangé au moins une partie avec ceux des autres ; l’organisation des échanges devient alors nécessairement le monopole de quelques spécialistes, et ceux-ci, ayant la monnaie en mains, peuvent à la fois se procurer, pour vivre, les fruits du travail d’autrui, et priver les producteurs de l’indispensable. Enfin partout où dans la lutte contre les hommes ou contre la nature les efforts ont besoin de s’ajouter et de se coordonner entre eux pour être efficaces, la coordination devient le monopole de quelques dirigeants dès qu’elle atteint un certain degré de complication, et la première loi de l’exécution est alors l’obéissance ; c’est le cas aussi bien pour l’administration des affaires publiques que pour celle des entreprises. Il peut y avoir d’autres sources de privilège, mais ce sont là les principales ; au reste, sauf la monnaie qui apparaît à un moment déterminé de l’histoire, tous ces facteurs jouent sous tous les régimes oppressifs ; ce qui change, c’est la manière dont ils se répartissent et se combinent, c’est le degré de concentration du pouvoir, c’est aussi le caractère plus ou moins fermé et par suite plus ou moins mystérieux de chaque monopole. Cependant les privilèges, par eux-mêmes, ne suffisent pas à déterminer l’oppression. L’inégalité pourrait facilement être adoucie par la résistance des faibles et l’esprit de justice des forts ; elle ne ferait pas surgir une nécessité plus brutale encore que celle des besoins naturels eux-mêmes, s’il n’intervenait pas un autre facteur, à savoir la lutte pour la puissance.

Comme Marx l’a compris clairement pour le capitalisme, comme quelques moralistes l’ont aperçu d’une manière plus générale, la puissance enferme une espèce de fatalité qui pèse aussi impitoyablement sur