Page:Weil - Pensées sans ordre concernant l’amour de DIeu, 1962.djvu/114

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Christ appelait non pas, comme on traduit d’ordinaire, renoncement ou abnégation, mais se nier soi-même, et c’est la condition pour mériter d’être son disciple. Mais quand on est dans le malheur ou qu’on l’a traversé, on ne croit pas davantage à cette vérité, on pourrait presque dire qu’on y croit encore moins. Car la pensée ne peut jamais vraiment être contrainte, elle a toujours licence de se dérober par le mensonge. La pensée placée par la contrainte des circonstances en face du malheur fuit dans le mensonge avec la promptitude de l’animal menacé de mort et devant qui s’ouvre un refuge. Parfois, dans sa terreur, elle s’enfonce dans le mensonge très profondément ; aussi arrive-t-il souvent que ceux qui sont ou qui ont été dans le malheur aient contracté le mensonge comme un vice, au point quelquefois d’avoir perdu en toute chose jusqu’au sens même de la vérité. On a tort de les en blâmer. Le mensonge est tellement lié au malheur que le Christ a vaincu le monde du seul fait qu’étant la Vérité, il est resté la Vérité jusqu’au fond même de l’extrême malheur. La pensée est contrainte de fuir l’aspect du malheur par un instinct de conservation infiniment plus essentiel à notre être que celui qui nous écarte de la mort charnelle ; il est relativement facile de s’exposer à celle-ci quand, par l’effet des circonstances ou les jeux de l’imagination, elle ne se présente pas sous l’aspect du malheur. On ne peut regarder le malheur en face et de tout près avec une attention soutenue que si on accepte la mort de l’âme par amour de la vérité. C’est cette mort de l’âme dont parle Platon quand il disait