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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/211

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comme la notion d’ordre, entaché de finalité ; et de nos jours mathématique, physique et biologie s’orientent vers l’étude des ensembles considérés comme tels. En eux-mêmes ces changements sont heureux, car les espérances de la science classique étaient à la fois absurdes et impies. Absurdes, car on ne peut pas raisonnablement espérer rendre compte d’un monde où nous trouvons des contraires en corrélation par la suppression d’un terme sur deux ; l’autre fût-il regardé comme une illusion, encore faut-il rendre compte de cette illusion, et on ne le peut pas au moyen du terme contraire ; des notions qui sont données à l’homme, l’homme ne peut en supprimer aucune, il peut seulement les mettre en place. Impies, parce qu’il n’est pas permis à l’homme sur cette terre de se délivrer des contradictions, mais seulement d’en faire bon usage ; comme Platon le savait, tout ce que l’intelligence humaine peut se représenter enferme des contradictions qui sont le levier par lequel elle s’élève au-dessus de son domaine naturel.

Ce qui constitue un malheur, ce n’est pas l’abandon de la science classique, c’est la manière dont on l’a abandonnée. Elle se croyait à tort capable d’un progrès illimité ; elle s’est heurtée à ses limites vers 1900 ; les savants, au lieu de s’arrêter avec elle pour contempler ces limites, y réfléchir, tenter de les décrire, de les définir, d’en rendre compte, et d’en tirer des vues d’ensemble, ont passé outre dans un furieux élan, laissant la science classique derrière eux. Quoi d’étonnant ? Ne sont-ils pas payés pour aller toujours de l’avant ? On n’acquiert ni avancement, ni réputation, ni prix Nobel en s’arrêtant. Il faudrait à un savant brillamment doué, pour s’arrêter volontairement, une sorte de sainteté ou d’héroïsme ; et pourquoi serait-il un saint ou un