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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/225

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entendu par là seulement les nombres entiers. Tout au contraire, en disant que la justice, etc., sont des nombres, ils faisaient clairement apparaître, il me semble, qu’ils employaient ce mot pour désigner toute espèce de proportion. Ils étaient certainement capables de concevoir le nombre réel.

À mon avis, le point essentiel de la découverte des incommensurables est extérieur à la géométrie. Il consiste en ceci, que certains problèmes concernant les nombres sont parfois susceptibles d’une solution et parfois insolubles : ainsi celui d’une moyenne proportionnelle entre deux nombres donnés. Cela seul suffit pour que le nombre au sens étroit du mot ne puisse pas être la clef de tout. Or cela, quand s’en est-on aperçu ? Je ne sais pas s’il existe des renseignements à ce sujet. En tout cas on a pu s’en apercevoir avant toute géométrie ; il suffisait d’étudier spécialement les problèmes de proportion. Et en ce cas le procédé géométrique pour trouver des moyennes proportionnelles (hauteur du triangle rectangle) apparaissait immédiatement, aussitôt découvert, comme ne comportant aucune semblable limitation. C’est au point qu’on peut se demander si les Grecs n’ont pas étudié le triangle pour trouver des proportions exprimables autrement qu’en nombres entiers, s’ils n’ont pas par suite dès l’origine conçu la droite comme une fonction, comme ils ont fait plus tard pour la parabole. On peut trouver à cette thèse des objections, mais qui tombent à mon avis si on se rappelle le rôle du secret chez les penseurs grecs et leur coutume de ne diffuser qu’en dénaturant. Si Eudoxe est l’auteur de la théorie parfaite et achevée du nombre réel, cela n’exclut nullement que les géomètres aient entrevu cette notion dès le début et se soient constamment efforcés de la saisir.