Aller au contenu

Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


DEUXIÈME PARTIE


Nous sommes des vivants ; notre pensée s’accompagne de plaisir ou de peine. Je suis au monde ; c’est-à-dire que je me sens dépendre de quelque chose d’étranger que je sens en retour dépendre plus ou moins de moi. Selon que je sens cette chose étrangère me soumettre ou m’être soumise, je sens plaisir ou peine. Tout ce que je nomme des objets, le ciel, les nuages, le vent, les pierres, le soleil, sont avant tout pour moi des plaisirs, en tant qu’ils me manifestent ma propre existence ; des peines, en tant que mon existence trouve en eux sa limite. Aussi plaisir et peine ne sont-ils pas sans mélange l’un de l’autre, ainsi qu’il apparaît dans les poètes ; mon plaisir ne peut être tel qu’il ne soit corrompu par le désir d’un plaisir plus grand :

medio de fonte leporum
Surgit amari aliquid quod in ipsisfloribus angat[1]

Inversement la douleur n’est jamais goûtée sans quelque volupté ; car respirer, courir, voir,

  1. « De la source même des plaisirs naît quelque chose d’amer qui nous angoisse jusque parmi les fleurs. » (Lucrèce De rerum natura, IV, 1133-1134.)