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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/59

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Ces choses qui me sont si intimement présentes ne le sont que par la présence de ce sentiment inséparable de mon existence même, et qui par leur intermédiaire seulement m’est révélé. Mais j’irais trop vite si j’en concluais que hors de ce sentiment même je ne puisse rien affirmer ; il semble que les vérités abstraites, indépendantes de ce sentiment, ne sont pas entamées par mon incertitude concernant les choses. Les propositions arithmétiques sont vides de plaisir et de peine ; elles se laissent aisément oublier ; mais, pour peu que je les examine, les interdictions dont elles sont chargées sont pour moi irrésistibles. Ma soif, qui m’est sensible en ce moment par l’intermédiaire d’oranges qui sont devant moi, ne peut, même si je rêve, m’apparaître en deux couples d’oranges qui, ensemble, soient cinq oranges. Mon existence se manifeste à moi par l’intermédiaire d’apparences, mais elle ne peut m’apparaître que de certaines manières ; il y a des manières d’apparaître qui ne définissent pour moi aucune apparence. Pourquoi, si l’on veut me montrer un carré qui soit, à la fois quant à la surface et quant au côté, le double d’un autre carré ne me dérangerai-je pas ? C’est que si, en dessinant, je double le côté d’un carré, je ne sais comment empêcher que ne m’apparaisse un carré quadruple. Un carré double d’un autre quant à la surface et quant au côté serait un carré que je ne pourrais pas reproduire, ni esquisser, ni définir ; non pas carré, forme indéchiffrable ; non pas même forme. Ce n’est pas que le monde me soit transparent ; les apparences me sont impénétrables en tant qu’en elles m’est présent ce sentiment qui en fait comme l’épaisseur, la saveur amère et douce de ma propre existence. Car cette saveur est mienne, mais n’est pas par moi ; si rien en moi n’était étranger à moi,