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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/76

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Le monde pèse sur mon libre arbitre de manière à faire de moi, si je ne résiste, le jouet des impulsions ; en retour l’exercice de mon libre jugement ne peut point laisser le monde intact. De sorte que, autant les choses en mes passions ont prise sur moi, autant en même temps elles me laissent prise ; et ainsi le monde, sans dépendre de moi, n’est pas non plus une emprise inexplicable sur moi, mais bien, comme je l’avais entrevu, l’obstacle. L’obstacle, c’est-à-dire que l’acte de douter, par lequel je suis, et par lequel j’éprouve le poids de l’autre existence en même temps que j’exerce tout mon pouvoir de résister, cet acte implique bien pour moi toute la connaissance, mais ne me donne pas de quoi résoudre la moindre question concernant ce qui est hors de ma puissance. Je n’imaginais autrefois que deux manières de m’instruire, le triage des connaissances acquises, la rencontre inopinée de connaissances étrangères à ma pensée ; mais ce monde qui ne dépend en rien de moi et qu’en même temps je puis changer, ce monde doit laisser le même genre de prise à la connaissance qu’à l’action. Autant que je puis changer le monde, autant que par suite le connaître n’est qu’une manière de me connaître moi-même, je connais par analyse ; autant que le monde ne dépend pas de moi, je ne possède pas de quoi me satisfaire au sujet des questions le concernant, telles que celle de savoir ce qu’est ce papier. Il ne me reste qu’à inventer une analyse d’une espèce inconnue aux logiciens, une analyse qui soit un principe de progrès. N’est-ce pas absurde ? Sur quoi peut se fonder un pareil progrès ? Il ne peut se fonder que sur le monde même ; aussi bien cette nécessité de n’apprendre que peu à peu est-elle à mon égard comme le témoin qu’il existe un monde. Ou,