Aller au contenu

Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tions, les choses les plus fantastiques, et que je fais lever un dieu à chaque pensée, il sert peu qu’à cette éloquente folie j’oppose la simple supposition que ce qui est véritablement signifié par les sensations, c’est l’étendue. La raison est alors abstraite, et, séparée de l’imagination, ne l’empêche pas de se donner libre cours. Je suis toujours deux, d’un côté l’être passif qui subit le monde, de l’autre l’être actif qui a prise sur lui ; la géométrie, la physique me font concevoir comment ces deux êtres peuvent se rejoindre, mais ne les rejoignent pas. Ne puis-je atteindre la sagesse parfaite, la sagesse en acte, qui rejoindrait les deux tronçons de moi-même ? Certes je ne puis les unir directement, puisque c’est en cette impuissance que consiste la présence du monde en mes pensées ; mais je peux les rejoindre indirectement, puisque ce n’est pas en autre chose que consiste l’action. Non pas cette apparence d’action par laquelle l’imagination folle me fait bouleverser aveuglément le monde au moyen de mes désirs déréglés, mais l’action véritable, l’action indirecte, l’action conforme à la géométrie, ou, pour la nommer de son vrai nom, le travail.

C’est par le travail que la raison saisit le monde même, et s’empare de l’imagination folle. C’est ce qui ne se pourrait pas si je connaissais le monde par le pur entendement. Mais cette imagination folle que je veux modeler selon la raison n’est pas autre que l’imagination docile, ma maîtresse de géométrie, ou plutôt mon instrument ; il n’y a qu’une imagination. Cette imagination simple, et cette autre à tête innombrable, c’est la même, la prise mutuelle du monde et de moi, selon qu’elle obéit surtout au monde ou surtout à moi. Par l’intermédiaire du monde seulement, par l’intermédiaire du travail, je les rejoins ; car par cet intermédiaire,