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Page:Weil - Sur la science, 1966.djvu/95

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ce n’est pas en courant que je l’apprends, c’est en m’exerçant séparément à lever les genoux et à allonger le pas ; exercices qui ne ressemblent pas plus à la course que la droite au cercle. Cet intermédiaire entre la géométrie et le travail, c’est la gymnastique. J’apprends à me servir de mes sens d’une manière analogue, car tous mes sens sont des espèces de toucher ; pour mieux dire je n’aperçois qu’en agissant et en palpant ; c’est ainsi que, comme le fait voir la célèbre analyse de Descartes, je saisis chaque objet de mes deux yeux, comme de deux bâtons. Dès que mon corps est ainsi à moi, je ne conçois plus seulement, comme la géométrie me le permettait, qu’on puisse louvoyer en cette mer du monde ; j’y louvoie ; non seulement j’ai prise sur le monde, mais ma pensée est comme un élément du monde, tout comme le monde, d’une autre manière, fait partie de ma pensée ; de ce moment, j’ai part à l’univers, je suis au monde.

Cela ne me suffit pourtant point. Le corps n’est pas ce qu’il faut pour le travail. Car le travail consiste, comme il a été dit, en ce que, pour me faire ressentir ce que je veux, je dois user de mouvements par eux-mêmes indifférents à ce que je veux. Mais si ces mouvements sont étrangers par eux-mêmes à ce que je veux ressentir, ils ne le sont pas à ce que je ressens ; à chacun d’eux se trouve attaché plaisir ou douleur, et je dois en tenir compte. C’est ainsi que je ne puis mettre ma main sous une lourde pierre pour la soulever. En plus la structure de mon corps me sert parfois, il est vrai, comme pour courir, pour lancer, mais d’autres fois elle m’empêche ; c’est un obstacle qui me mène parfois où je veux, parfois non, et je ne puis le jeter pour le remplacer par un autre. Aussi ai-je besoin pour ainsi dire d’autres corps humains, des corps humains