Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/102

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plates, que recouvre la marée montante. Les domestiques qui nous accompagnaient étaient restés assez loin derrière nous. Nous apercevons à l'extrémité d'un de ces ponts deux mousses qui venaient à notre rencontre; Gesril me dit: « Laisserons- nous passer ces gueux-là? et aussitôt il leur cric « A l'eau, canards! 1 Ceux-ci, en qualité de mousses, n'entendant pas raillerie, avancent; Gesril recule; nous nous plaçons au bout du pont, et saisissant des galets, nous les jetons à la tête des mousses. Ils fondent sur nous, nous obligent à lâcher pied, s'arment eux-mêmes de cailloux, et nous mènent battant (1) jusqu'à notre corps de réserve, c'est-à-dire jusqu'à nos domes- tiques. Je ne fus pas, comme Horatius (2), frappé à l'oeil une pierre m'atteignit si rudement que mon oreille gauche, à moitié détachée, tombait sur mon épaule. Je ne pensai point à mon mal, mais à mon retour. Quand mon ami rapportait de ses courses un œil poché, un habit dé- chiré, il était plaint, caressé, choyé, rhabillé en pareil cas, j'étais mis en pénitence. Le coup que, j'avais reçu était dange- reux, mais jamais Là France (3) ae;p*iït me persuader de rentrer, tant j'étais effrayé. Je m'allai cacher au second étage de la mai- son, chez Gesril, qui m'entortilla la tête d'une serviette. Cette serviette le mit en train elle lui représentait une mftre il me transforma en évêque'et me fit chanter la grand'messe avec lui et ses sœurs jusqu'à l'heure du; souper. Le pontife fut alors obligé de descendre le coeur me battait. Surpris de ma figure débiffée (4) et barbouillée de sang, mon père ne me dit pas un mot; ma mère poussa un cri. La France conta mon cas ;piteux, en m'excusant; je n'en fus pas moins rabroué. On pansa mon oreille, et M. et M"' de Chateaubriand résolurent de me séparer de Gesril le plus tôt possible. CHATEAUBRIAND,Mémoires d'Outre-Tombe. Une Leçon d'égalité J'AVAIS POUR COMPAGNON inséparable un petit paysan, nommé Gustin,' plus âgé que moi de trois ou quatre ans, et beaucoup plus fort. Malgré cette différence d'âge et de force, Gustin se soumettait à toutes mes volontés, comme s'il eût été né pour m'obéir. Cette habitude de commander sans raison me dénatu- rait. J'ordonnais pour le seul plaisir d'être obéi. Ma mère réso- 1. Mener battant (ou mener tambour battant) c'est mener quelqu'un sans lui laisser de répit. 2. Horatius Horatius Codés (le Borgne), fameux héros romain qui perdit un oeil en défendant seul, contre l'armée de Porsonna, le pont Sublicius, à Home, 3. La France le domestique de Chateaubriand. - 4. Débiffêe toute défaite. Terme vieilli.