Page:Weil et Chénin, Contes et récits du XIXe siècle - 1913.djvu/82

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pour ne pas laisser échapper le moment de sa délivrance, si quelqu'un passait dans la sphère décrite par l'horizon. Il avait sacrifié sa chemise pour en faire un drapeau, arboré sur le haut d'un palmier dépouillé de feuillage. Conseillé par la nécessité, il sut trouver le moyen de le garder déployé en le tendant avec des baguettes, car le vent aurait pu ne pas l'agiter au moment où le voyageur attendu regarderait dans le désert. C'était pendant les longues heures où l'abandonnait l'espé- rance qu'il s'amusait avec la panthère. Il avait fini par connaître les différentes inflexions de sa voix, l'expressionde ses regards; il avait étudié les caprices de toutes les taches qei nuançaient l'or de sa robe. Mignonne ne grondait même plus quand il lui prenait la touffe par laquelle sa redoutablequeue était terminée, pour en compter les anneaux noirs et blancs, ornement gra- cieux, qui brillait de loin au soleil comme des pierreries. Il avait du plaisir à contempler les lignes moelleuse^ et fines des con- tours, la blancheur du ventre, la grâce de la fête. Mais c'était surtout quand elle folâtrait qu'il la regardait complaisamment, et l'agilité, la jeunesse de ses mouvements, le Surprenaienttou- jours il admirait sa souplesse quand elle se mettait à bondir, à ramper, à se glisser, à se fourrer, à s'accrocher, se rouler, se blottir, s'élancer partout. Quelque rapide que fût son élan, quelque glissant que fût un bloc de granit, elle s'y arrêtait tout court au mot de « Mignonne 1 Mais comment deux êtres si bien faits pour se comprendre ont-ils fini? Ah! voilà! par un malentendu. «  Un jour, me dit le vieux grognard, je ne sais quel mal je fis à ma panthère; mais elle se retourna comme si elle eût été enragée, 'et, de ses dents aiguës, elle m'entama la cuisse, faible ment sans doute. Moi, croyant qu'elle voulait me dévorer, je lui plongeai mon poignard dans le cou. Elle roula en me jetant un cri qui me glaça le cœur, je la vis se débattant en me regardant sans colère. J'aurais voulu pour tout au monde, pour ma croix, que je n'avais pas encore, la rendre à la vie. C'était comme si j'eusse assassiné une personne véritable. Et les soldats qui avaient vu mon drapeau, et qui accoururent à mon secours, me trouvèrent tout en larmes. «Eh bien, Monsieur, reprit-il après un moment de silence, j'ai fait depuis la guerre en Allemagne, en Espagne, en Russie, en France j'ai bien promené mon cadavre, je.ntei» rien vu de sem- blable au désert. Ah c'est que cela est bien.beau 1 » Scènes de.la vie militaire.