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CHAPITRE V.

souvenir très-vif d’un certain couloir situé à côté de la Grande Tour et dont les étroites saillies et les parois escarpées me causèrent une anxiété vraiment extraordinaire ; les saillies diminuaient, puis cessaient complétement, et je finis par me trouver les bras et les jambes écartés, cloué sur place comme un crucifié, pressant le rocher contre ma poitrine au point de la sentir battre quand je respirais, me tordant le cou pour découvrir un point d’appui, n’en apercevant aucun, et forcé de m’élancer obliquement de l’autre côté de l’abîme.

On tenterait en vain de décrire de semblables passages. Qu’on les esquisse d’une main légère ou qu’on en fasse avec soin ressortir tous les détails, on s’expose également à n’être pas compris. Ce qui plaît en eux au grimpeur, c’est qu’ils l’obligent à faire appel à toutes ses forces physiques, à toutes ses facultés intellectuelles et morales, c’est qu’ils lui procurent le plaisir de triompher des obstacles qu’ils opposent à sa vigueur et à son adresse. Le lecteur qui n’a jamais fait de courses dans les montagnes ne saurait me comprendre, et d’ailleurs il s’intéresse peu à la description de semblables passages, à moins qu’il ne les suppose très-dangereux. Ils ne le sont pas pourtant nécessairement, mais je crois qu’il est impossible à un écrivain de ne pas produire cette impression pour peu qu’il insiste sur les difficultés vaincues.

Un auteur consciencieux s’expose donc au moins de deux manières à n’être pas bien compris. S’il passe sous silence les difficultés, par crainte d’ennuyer son lecteur, il risque de paraître un fort mauvais observateur ou un être tout à fait stupide ; s’il raconte avec détail chacun de ses pas, s’il s’étend complaisamment sur chaque obstacle, il court la chance d’être accusé ou d’une effroyable exagération ou d’avoir été se placer sottement dans les situations les plus injustifiables. Comme je désire ne pas être rangé dans ces deux catégories, je vais m’expliquer plus complétement.

Les passages du genre de ce couloir conservent leur charme pour un montagnard tant qu’il se sent capable d’en surmonter les difficultés, mais ils le perdent tout à fait, dès que ces diffi-