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ESCALADES DANS LES ALPES.

J’avais presque perdu de vue la Tour et je contemplais par-dessus les Alpes Pennines centrales, le Grand Combin et la chaîne du Mont-Blanc. La Dent d’Hérens, ma voisine, ne s’élevait plus qu’à une faible hauteur au-dessus de moi, ce qui m’aidait à mesurer l’altitude que j’avais atteinte. Jusque-là, j’étais sûr de pouvoir redescendre tout l’espace que j’avais escaladé ; mais bientôt après, en regardant au-dessus de moi, je m’aperçus que les rochers devenaient par trop escarpés, et je rebroussai chemin (car si j’avais continué mon ascension, j’aurais rencontré d’inextricables difficultés), heureux de penser que je pourrais les gravir quand je remonterais avec plusieurs compagnons, et fier d’avoir pu m’élever seul, presque à la hauteur de la Dent d’Hérens, par conséquent beaucoup plus haut qu’aucun être humain avant moi[1]. Ma joie était un peu prématurée.

Vers 5 heures du soir, je quittais de nouveau la tente, et déjà je me croyais au Breuil. Ma corde et mon crochet m’avaient aplani toutes les difficultés. Je descendis cependant la Cheminée en attachant la corde à un rocher et je me laissai glisser jusqu’en bas, puis je coupai la corde que j’abandonnai, ce qui me restait me suffisant. Ma hache m’avait beaucoup gêné dans la descente et je l’avais laissée dans la tente. C’était une vieille hache d’abordage, qui n’était pas fixée au bâton ferré. Quand je taillais des pas dans la neige pour monter, mon bâton traînait derrière moi, attaché à la corde ; lorsque je grimpais, je portais ma hache derrière moi, passée dans la corde enroulée autour de ma taille, ce qui l’empêchait de me gêner ; mais à la descente, quand j’avais le dos tourné au rocher (ce qui est toujours préférable si c’est possible), la hache ou son manche s’accrochait souvent aux rochers, et plusieurs fois ce choc imprévu avait manqué de me faire tomber. Je laissai donc ma hache dans la

  1. Une très-remarquable bande de neige (désignée sous le nom de « Cravate » dans le plan du Cervin, vue du col Saint-Théodule) entoure les rochers dans cette partie de la montagne. Le point le plus élevé que j’eusse atteint dépassait un peu la partie inférieure de cette bande de neige, et se trouvait par conséquent à près de 4080 mètres au-dessus de la mer.