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CHAPITRE V.

le Cervin est si fréquemment sujet sur son versant méridional. Des vapeurs, jusqu’alors invisibles, formèrent tout à coup d’épais brouillards, et, en quelques minutes, la neige tomba abondamment. L’endroit où nous nous trouvions, offrant de très-sérieuses difficultés, nous dûmes nous arrêter, et ne voulant pas battre en retraite, nous attendîmes pendant plusieurs heures un autre changement de temps. Notre espérance fut trompée ; aussi finîmes-nous par redescendre à la base de la Tour, où nous commençâmes une troisième plate-forme, à une altitude de 3950 mètres. La neige continuant à tomber, nous nous réfugiâmes sous la tente. Carrel prétendait que le temps était tout à fait dérangé et que la montagne, couverte de verglas, rendrait inutile toute tentative d’escalade ; je prétendais, moi, que le temps se remettrait et que les rochers étaient trop échauffés par le soleil pour permettre à la glace de s’y former. Je voulais rester jusqu’à ce que le temps s’améliorât ; malheureusement mon guide, ne pouvant point souffrir de contradiction, devint plus positif dans ses affirmations et insista pour nous faire redescendre. Je dus lui céder, mais, parvenus au-dessous du col, nous constatâmes à notre grand regret qu’il avait tort ; les nuages ne s’abaissaient que de 900 mètres au-dessous du sommet ; cette limite dépassée, le temps était superbe.

Carrel n’avait pas un caractère facile. Il savait très-bien qu’il

    chute faite d’une hauteur considérable est une des moins douloureuses que l’on puisse subir.

    Aucun de mes os ne fut brisé, malgré la violence des chocs. Les deux blessures les plus graves étaient, l’une, longue de 10 centimètres, au sommet de la tête, et l’autre, longue de 7 centimètres, à la tempe droite : cette dernière saigna d’une manière effroyable. La paume de la main gauche avait reçu une troisième entaille d’un aspect formidable et de la même grandeur que la précédente ; chacun de mes membres était plus ou moins gravement écorché ou entamé.

    Le bout des oreilles avait été arraché et une roche tranchante avait découpé un morceau circulaire de ma botte gauche, de mes chaussettes et de ma cheville. La perte de mon sang ne paraissait pas devoir être inquiétante pour ma santé future, bien qu’elle eût été très-considérable. Le seul effet sérieux de ma chute a été de remplacer une mémoire excellente par une mémoire fort ordinaire ; et, quoique mes souvenirs de faits bien plus anciens soient restés intacts, j’eusse oublié complétement les événements de ce jour mémorable si quelques notes prises avant l’accident ne me les eussent rappelés.