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CHAPITRE I.

La nuit approchait et le calme solennel des hautes Alpes n’était troublé que par la chute de petits filets d’eau dans le glacier ou de fragments de rochers. Si ma tentative échouait, je tombais au fond de cette horrible crevasse pour y être gelé ou noyé dans cette eau qui s’y précipitait avec un bruit sinistre. Ma vie dépendait du succès de ce saut ; je me demandai de nouveau : est-il possible ? À coup sûr il était nécessaire. Alors, jugeant mon bâton inutile, je le lançai sur le glacier avec mon album de dessin ; je m’éloignai autant que possible, puis, courant de toute ma force, je pris mon élan et j’atteignis tout juste le bord opposé de la crevasse où je tombai maladroitement sur mes genoux[1]. Presque au même instant, une grêle de pierres s’abattit sur l’endroit d’où je m’étais élancé.

La traversée du glacier ne m’offrit aucune difficulté, mais le Riffel[2], qui était alors un très-petit bâtiment, regorgeait de touristes ; il me fut impossible d’y obtenir une chambre. Comme je ne connaissais pas le chemin qui descendait à Zermatt, on me donna obligeamment le conseil de prendre un guide aux chalets, sinon, me dit-on, je m’égarerais certainement dans la forêt. Mais, arrivé aux chalets, je n’y pus trouver personne pour me conduire, et les lumières de Zermatt, brillant à travers les arbres, semblaient me dire : « À quoi bon chercher un guide ? Descends vers nous, nous t’indiquerons le chemin. » Je partis donc seul à travers la forêt, marchant en ligne droite vers ces lumières. Je ne tardai pas à m’égarer, et jamais je ne pus retrouver le sentier. Je trébuchais sur les racines des pins, je tombais sur les touffes des rhododendrons, je dégringolais par-dessus les rochers. La nuit était complétement noire ; et peu à peu les lumières de Zermatt perdirent leur éclat, puis

  1. Un pareil saut n’eût rien été dans un gymnase pour un élève bien exercé. La principale difficulté était de sauter d’un mauvais point d’appui sur une base encore moins sûre. Cette désagréable nécessité m’eût été épargnée si j’étais descendu un peu plus vers l’est le long des rochers.
  2. L’hôtel du Riffel (d’où partent les touristes pour faire l’ascension du Mont-Rose), auberge justement renommée, appartient à M. Seiler, le propriétaire des hôtels de Zermatt ; il est situé à une hauteur de 945 mètres au-dessus de ce village (2569 mèt. d’altitude), et on y jouit d’un superbe panorama.