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ESCALADES DANS LES ALPES.

comme un coup de théâtre, destiné à nous préparer au « grand saut à effet » que toute la troupe allait être obligée d’exécuter.

Une cause qui nous était inconnue, peut-être une disposition particulière des rochers situés au-dessous, avait fendu en deux parties le mur de glace que nous descendions, une profonde fissure s’ouvrait de chaque côté aussi loin que la vue pouvait s’étendre ; en d’autres termes, une immense crevasse séparait la partie supérieure, sur laquelle nous nous trouvions, de la partie inférieure située au-dessous de nous. Quand on taille des pas dans une pente de glace inclinée à 54°, on ne peut guère songer à chercher un passage plus facile à traverser ; c’était sur ce point et sans retard que nous devions franchir cet abîme.

Il nous fallait sauter en même temps de 5 mètres de hauteur et de 2 ou 3 mètres en avant.

Ce n’était pas beaucoup, direz-vous. Sans doute ce n’était pas beaucoup, mais la nature du saut inquiétait bien plus que son étendue. Il s’agissait de tomber juste sur une étroite arête de glace ; si on la dépassait, on risquait de dégringoler indéfiniment dans l’abîme ; si on ne l’atteignait pas, on s’enfonçait dans la crevasse qui s’ouvrait au-dessous, et qui, bien qu’en partie comblée à l’entrée par les fragments de glace et de neige détachés de la pente supérieure, nous offrait encore sur beaucoup de points une large ouverture béante, prête à engloutir tous les corps errant dans l’espace.

Croz détacha d’abord Walker, afin d’avoir une longueur de corde suffisante, puis, nous avertissant de le tenir solidement, il s’élança par-dessus l’abîme. Il tomba avec adresse sur ses pieds, se détacha et rejeta la corde à Walker, qui suivit son exemple. Mon tour étant arrivé, je m’avançai tout au bord de la glace. La seconde qui s’écoula ensuite fut ce qu’on appelle un moment suprême. En d’autres termes, je me sentis souverainement ridicule. Il me sembla que le monde tournait avec une effroyable rapidité et que mon estomac s’envolait à sa suite. Presque au même instant je me trouvai à plat ventre sur la neige ; je m’empressai d’affirmer que ce n’était rien du tout, afin