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CHAPITRE X.

d’encourager mon brave ami Reynaud. Il s’approcha du bord et se récria aussitôt. Il n’avait pas, j’en suis persuadé, plus de répugnance que les autres à tenter l’aventure, mais il était infiniment plus démonstratif, — en un mot, il était… Français. Il se tordait les mains en disant : « Oh ! quel diable de passage ! » — « Ce n’est rien, Reynaud, lui criai-je, rien du tout. » — « Allons, sautez, crièrent les autres, sautez donc ! » Mais lui se mit à tourner sur lui-même, autant qu’on peut le faire sur un échelon de glace, puis il se couvrit la figure avec les mains en s’écriant : « Non, sur ma parole, non ! non !! non !!! ce n’est pas possible ! »

Comment s’en tira-t-il ? je n’en sais, ma foi, rien. On aperçut le bout d’un pied qui semblait appartenir à Moore, on vit ensuite Reynaud métamorphosé en oiseau, et descendant sur nous comme s’il eût piqué une tête en pleine eau, ses bras et ses jambes étendus, son gigot de mouton prenant son vol, et son bâton s’échappant de sa main ; puis on entendit un bruit sourd comme celui que ferait sur le sol un tapis roulé qui tomberait d’une fenêtre. Quand nous l’eûmes remis sur ses pieds, il offrait un assez triste aspect ; sa tête n’était plus qu’une énorme boule de neige ; son eau-de-vie s’échappait d’un coin de son sac, sa chartreuse d’un autre coin, tout en le plaignant de cette perte, nous ne pûmes retenir un éclat de rire.

J’ai déjà dépassé dans ce chapitre les limites dans lesquelles j’aurais dû me renfermer ; cependant je ne saurais le terminer sans payer un juste tribut d’admiration à l’habileté avec laquelle Croz sut nous guider à travers un épais brouillard jusqu’au bas du glacier de Pilatte. Ni dans les Alpes, ni nulle autre part, il n’a trouvé son maître comme force et comme adresse. Il semblait chez lui sur ce glacier escarpé et inconnu, même au milieu du brouillard. Bien qu’il lui fût impossible de voir 15 mètres en avant, il marcha toujours avec une complète assurance, sans jamais devoir reculer d’un seul pas ; jusqu’à la fin, il déploya la connaissance la plus parfaite des difficultés qu’il devait surmonter. Tantôt il taillait des pas sur l’un des côtés d’un sérac, s’élançait d’un bond de l’autre côté, et nous criait de