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CHAPITRE XVII.

l’Aiguille de Triolet ; des blocs de protogine aux formes étranges, perçant la neige çà et là ; une grande corniche d’où pendaient d’énormes stalactites de glace, qui, s’en détachant par moments, glissaient le long de la pente que nous venions de remonter. Du côté d’Argentière, je ne pouvais rien apercevoir.

Croz attaché solidement à notre bonne corde en chanvre de Manille, longue de 60 mètres, Almer et Biener le descendirent jusqu’au dernier mètre, sans qu’il eût cessé de tailler des pas. Après deux heures d’un travail incessant, il put enfin s’amarrer à un rocher sur sa droite. Il se détacha, la corde fut remontée, et Biener descendit à son tour près de son camarade. Je pus alors venir prendre place à côté d’Almer, et jeter enfin un coup d’œil sur le versant du col qu’il s’agissait de descendre.

Pour la première et pour la seule fois de ma vie, je contemplai de haut en bas une pente longue de 300 mètres, inclinée à 50°, et formée d’une seule croûte de glace, de son sommet à son extrémité inférieure. Pas un bloc de rocher, pas un escarpement n’en rompait l’uniformité ; ce que l’on y jetait roulait, sans qu’aucun obstacle l’arrêtât, jusqu’au niveau du glacier d’Argentière. Le bassin de ce splendide glacier[1] se déployait à nos pieds dans toute son étendue ; on découvrait sous ses plus beaux aspects l’arête qui le domine, et dont l’Aiguille d’Argentière est le point culminant. Je dois cependant l’avouer, j’accordai peu d’attention à la vue ; nous n’avions guère de temps à dépenser en contemplations. Je descendis l’escalier de glace pour rejoindre mes compagnons, et tous trois nous enroulâmes doucement la corde pendant qu’Almer descendait. La position où il se trouvait n’était guère enviable ; il descendit cependant avec autant d’aisance et de solidité que s’il eût passé sa vie à se promener sur des pentes inclinées à 50°. La même opération fut recommencée ; Croz ouvrit la marche en se servant adroitement des rochers qui s’avançaient à notre droite. Nous revîmes de nouveau le bout de nos 60 mètres de corde, et nous descen-

  1. La prochaine génération en verra peut-être la disparition complète. La partie de ce glacier que l’on découvre du village d’Argentière est (1869) d’un quart au moins plus étroite qu’elle ne l’était il y a dix ans.