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ESCALADES DANS LES ALPES.

nous prit autant de temps que la montée. À 3 heures 45 minutes du soir, nous traversâmes de nouveau la schrund, et nous redescendîmes au galop au Couvercle dans l’intention d’y faire bombance ; mais à peine avions-nous tourné le coin de notre rocher que nous poussâmes tous trois un hurlement de colère ; le porteur qui avait plié la tente se disposait à l’emporter. « Arrêtez ! que faites-vous là ? » Il répondit tranquillement qu’il nous avait crus morts ou tout au moins égarés et qu’il s’en retournait à Chamonix faire part de ses suppositions au guide chef. « Dépliez la tente tout de suite, et donnez-nous nos provisions. » Au lieu d’obéir, il se mit à tâter ses poches. « Allons, donnez-nous vite nos provisions, » criâmes-nous, perdant toute patience. — « Les voilà, » répondit notre digne porteur, en nous montrant un morceau de pain très-malpropre, gros comme un petit pain d’un sou. Nous regardâmes en silence l’imperceptible reste de nos provisions. Le misérable avait tout dévoré : cela passait la plaisanterie. Gigot, miches, fromage, vin, œufs, saucisson, tout était englouti, hélas ! pour toujours. Il était oiseux de récriminer et inutile de nous arrêter longtemps. Le poids de notre dîner ne nous gênait guère pour marcher, mais le porteur, lui, était aussi chargé à l’intérieur qu’à l’extérieur. Nous nous mîmes donc à marcher de notre pas le plus rapide et il fut bien obligé de nous suivre. Le malheureux ruisselait de sueur : mouton, œufs, pain, fromage s’évaporaient en grosses gouttes ; il assaisonnait le glacier. Nous nous vengions, tout en séchant nos vêtements. Quand nous arrivâmes au Montanvert, l’infortuné porteur était aussi trempé que nous l’avions été à notre retour sur le Couvercle. Nous fîmes une petite halte dans l’auberge pour y prendre un peu de nourriture, et à 8 heures 15 minutes nous rentrions à Chamonix, au milieu des salves d’artillerie et des démonstrations de joie des aubergistes.

L’ascension de cette montagne, souvent tentée inutilement, eût dû, il était naturel de le penser, réjouir toute cette population qui tire son principal revenu de l’affluence des touristes ; l’augmentation que cette nouvelle source ne pouvait manquer d’apporter au cours annuel de pièces de cinq francs qui fécondent la vallée,