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CHAPITRE IV.

recherche de Carrel. C’était un gaillard bien bâti, à l’air résolu, et même un peu fier, ce qui ne me déplut pas. Il consentirait à m’accompagner pour vingt francs par jour, quel que fût le résultat ; tel était son prix. J’y consentis. Mais il fallait aussi engager son camarade. « Pourquoi ? » Oh ! il était absolument impossible de se passer d’un second guide. À ces mots, un individu de mauvaise apparence sortit de l’ombre où il se tenait caché et se présenta comme le camarade exigé. J’élevai quelques objections ; les négociations furent rompues, et nous montâmes au Breuil. Cet endroit, qui sera fréquemment nommé dans les chapitres suivants, se trouvait tout à fait en vue du pic extraordinaire dont nous allions tenter l’ascension.


Ai-je besoin de faire ici une description détaillée du Cervin, après tout ce qui a été écrit sur cette montagne célèbre ? Les lecteurs de ce livre n’ignorent pas que ce pic a 4482 mètres d’altitude, qu’il se dresse presque à pic à cette hauteur par une série d’escarpements qui méritent les noms de précipices, à 1500 mètres environ au-dessus des glaciers qui entourent sa base. C’était, ne le savent-ils pas aussi ? le dernier des grands pics des Alpes qui n’eût point été escaladé, moins encore pour les difficultés que son ascension pouvait offrir que pour la terreur qu’inspirait son apparence invincible. Il semblait environné d’une espèce de cordon, qu’on pouvait peut-être atteindre, mais non dépasser. Au delà de cette ligne invisible, l’imagination surexcitée plaçait des esprits malfaisants, — le Juif errant et les damnés. Les superstitieux habitants des vallées voisines (beaucoup d’entre eux croient fermement que cette montagne est la plus haute, non-seulement des Alpes, mais bien du monde entier) parlaient d’une cité en ruine, bâtie sur le sommet et habitée par des êtres surnaturels. Se moquait-on de leur erreur, ils secouaient gravement la tête, et vous disaient de regarder vous-même les châteaux forts et les murailles ; ils vous avertissaient de ne pas vous en approcher témérairement, de peur que les démons irrités ne se vengeassent de votre mépris