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LE PORTRAIT

— Ai-je assez mal joué, ce soir, Dorian ? cria-t-elle.

— Horriblement ! répondit-il, la considérant avec stupéfaction… Horriblement ! Ce fut affreux ! Vous étiez malade, n’est-ce pas ? Vous ne vous doutez point de ce que cela fut !… Vous n’avez pas idée de ce que j’ai souffert !

La jeune fille sourit…

— Dorian, répondit-elle, appuyant sur son prénom d’une voix traînante et musicale, comme s’il eût été plus doux que miel aux rouges pétales de sa bouche, Dorian, vous auriez dû comprendre, mais vous comprenez maintenant, n’est-ce pas ?

— Comprendre quoi ? demanda-t-il, rageur…

— Pourquoi je fus si mauvaise ce soir ! Pourquoi je serai toujours mauvaise !… Pourquoi je ne jouerai plus jamais bien !…

Il leva les épaules.

— Vous êtes malade, je crois ; quand vous êtes malade, vous ne pouvez jouer : vous paraissez absolument ridicule. Vous nous avez navrés, mes amis et moi.

Elle ne semblait plus l’écouter ; transfigurée de joie, elle paraissait en proie à une extase de bonheur !…

— Dorian ! Dorian, s’écria-t-elle, avant de vous connaître, je croyais que la seule réalité de la vie était le théâtre : c’était seulement pour le théâtre que je vivais ; je pensais que tout cela était vrai ; j’étais une nuit Rosalinde, et l’autre, Portia : la joie de Béatrice était ma joie, et les tristesses de Cordelia furent miennes !… Je croyais en tout !… Les gens grossiers qui jouaient avec moi me semblaient pareils à des dieux ! J’errais parmi les décors comme dans un monde à moi : je ne connaissais que des ombres, et je les croyais réelles ! Vous vîntes, ô mon bel amour ! et vous délivrâtes mon