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DE DORIAN GRAY

sait hors de chez lui, et se rendait aux environs horribles des Blue Gate Fields, et il y restait des jours, jusqu’à ce qu’il en fut chassé. À son retour, il s’asseyait en face du portrait, vomissant alternativement sa reproduction et lui-même, bien que rempli, d’autres fois, de cet orgueil de l’individualisme qui est une demie fascination du péché, et souriant, avec un secret plaisir, à l’ombre informe portant le fardeau qui aurait dû être sien.

Au bout de quelques années, il ne put rester longtemps hors d’Angleterre et vendit la villa qu’il partageait à Trouville avec lord Henry, de même que la petite maison aux murs blancs qu’il possédait à Alger où ils avaient demeuré plus d’un hiver. Il ne pouvait se faire à l’idée d’être séparé du tableau qui avait une telle part dans sa vie, et s’effrayait à penser que pendant son absence quelqu’un pût entrer dans la chambre, malgré les barres qu’il avait fait mettre à la porte.

Il sentait cependant que le portrait ne dirait rien à personne, bien qu’il conservât, sous la turpitude et la laideur des traits, une ressemblance marquée avec lui ; mais que pourrait-il apprendre à celui qui le verrait ? Il rirait à ceux qui tenteraient de le railler. Ce n’était pas lui qui l’avait peint, que pouvait lui faire cette vilenie et cette honte ? Le croirait-on même s’il l’avouait ?

Il craignait quelque chose, malgré tout… Parfois quand il était dans sa maison de Nottinghamshire, entouré des élégants jeunes gens de sa classe dont il était le chef reconnu, étonnant le comté par son luxe déréglé et l’incroyable splendeur de son mode d’existence, il quittait soudainement ses hôtes, et courait subitement à la ville s’assurer que la porte n’avait été forcée et que