Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/25

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— Parce que, sans le vouloir, j’ai mis dans cela quelque expression de toute cette étrange idolâtrie artistique dont je ne lui ai jamais parlé. Il n’en sait rien ; il l’ignorera toujours. Mais le monde peut la deviner, et je ne veux découvrir mon âme aux bas regards quêteurs ; mon cœur ne sera jamais mis sous un microscope… Il y a trop de moi-même dans cette chose, Harry, trop de moi-même !…

— Les poètes ne sont pas aussi scrupuleux que vous l’êtes ; ils savent combien la passion utilement divulguée aide à la vente. Aujourd’hui un cœur brisé se tire à plusieurs éditions.

— Je les hais pour cela, clama Hallward… Un artiste doit créer de belles choses, mais ne doit rien mettre de lui-même en elles. Nous vivons dans un âge où les hommes ne voient l’art que sous un aspect autobiographique. Nous avons perdu le sens abstrait de la beauté. Quelque jour je montrerai au monde ce que c’est et pour cette raison le monde ne verra jamais mon portrait de Dorian Gray.

— Je pense que vous avez tort, Basil, mais je ne veux pas discuter avec vous. Je ne m’occupe que de la perte intellectuelle… Dites-moi, Dorian Gray vous aime-t-il ?…

Le peintre sembla réfléchir quelques instants.

— Il m’aime, répondit-il après une pause, je sais qu’il m’aime… Je le flatte beaucoup, cela se comprend. Je trouve un étrange plaisir à lui dire des choses que certes je serais désolé d’avoir dites. D’ordinaire, il est tout à fait charmant avec moi, et nous passons des journées dans l’atelier à parler de mille choses. De temps à autre, il est horriblement étourdi et semble trouver un réel plaisir à me faire de la peine. Je sens, Harry, que