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Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/254

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LE PORTRAIT

s’était montrée l’excellente épouse d’un de nos plus ennuyeux ambassadeurs et ayant enterré son mari convenablement sous un mausolée de marbre, qu’elle avait elle-même dessiné, et marié ses filles à des hommes riches et mûrs, se consacrait maintenant aux plaisirs de l’art français, de la cuisine française et de l’esprit français quand elle pouvait l’atteindre…

Dorian était un de ses grands favoris ; elle lui disait toujours qu’elle était ravie de ne l’avoir pas connue dans sa jeunesse.

— Car, mon cher ami, je suis sûre que je serai devenue follement amoureuse de vous, ajoutait-elle, j’aurais jeté pour vous mon bonnet par dessus les moulins ! Heureusement que l’on ne pensait pas à vous alors ! D’ailleurs nos bonnets étaient si déplaisants et les moulins si occupés à prendre le vent que je n’eus jamais de flirt avec personne. Et puis, ce fut de la faute de Narborough. Il était tellement myope qu’il n’y aurait eu aucun plaisir à tromper un mari qui n’y voyait jamais rien !…


Ses invités, ce soir-là, étaient plutôt ennuyeux… Ainsi qu’elle l’expliqua à Dorian, derrière un éventail usé, une de ses filles mariées lui était tombée à l’improviste, et pour comble de malheur, avait amené son mari avec elle.

— Je trouve cela bien désobligeant de sa part, mon cher, lui souffla-t-elle à l’oreille… Certes, je vais passer chaque été avec eux en revenant de Hambourg, mais il faut bien qu’une vieille femme comme moi aille quelquefois prendre un peu d’air frais. Au reste, je les réveille réellement. Vous n’imaginez pas l’existence qu’ils mènent. C’est la plus complète vie de campagne. Ils se lèvent de bonne heure, car ils ont tant à faire, et se cou-