Page:Wilde - Le portrait de Dorian Gray, 1895.djvu/310

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
304
LE PORTRAIT

cice, de me lever de bonne heure ou d’être respectable… Ô jeunesse ! Rien ne te vaut ! Quelle absurdité de parler de l’ignorance des jeunes gens ! Les seuls hommes dont j’écoute les opinions avec respect sont ceux qui sont plus jeunes que moi. Ils me paraissent marcher devant moi. La vie leur a révélé ses dernières merveilles. Quant aux vieux, je les contredis toujours. Je le fais par principe. Si vous leur demandez leur opinion sur un événement d’hier, ils vous donnent gravement les opinions courantes en 1820, alors qu’on portait des bas longs… qu’on croyait à tout et qu’on ne savait absolument rien. Comme ce morceau que vous jouez-là est délicieux ! J’imagine que Chopin a dû l’écrire à Majorque, pendant que la mer gémissait autour de sa villa et que l’écume salée éclaboussait les vitres ? C’est exquisement romantique. C’est une grâce vraiment, qu’un art nous soit laissé qui n’est pas un art d’imitation ! Ne vous arrêtez pas ; j’ai besoin de musique ce soir. Il me semble que vous êtes le jeune Apollon et que je suis Marsyas vous écoutant. J’ai mes propres chagrins, Dorian, et dont vous n’en avez jamais rien su. Le drame de la vieillesse n’est pas qu’on est vieux, mais bien qu’on fût jeune. Je suis étonné quelquefois de ma propre sincérité. Ah ! Dorian, que vous êtes heureux ! Quelle vie exquise que la vôtre ! Vous avez goûté longuement de toutes choses. Vous avez écrasé les raisins mûrs contre votre palais. Rien ne vous a été caché. Et tout cela vous fût comme le son d’une musique : vous n’en avez pas été atteint. Vous êtes toujours le même.

— Je ne suis pas le même, Harry.

— Si, vous êtes le même. Je me figure ce que sera le restant de vos jours. Ne le gâtez par aucun renoncement. Vous êtes à présent un être accompli. Ne vous