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LE PORTRAIT

— Hélas ! Je suis à présent dans ses mauvais papiers, répliqua Dorian avec une moue drôle de repentir. Mardi dernier, je lui avais promis de l’accompagner à un club de Whitechapel et j’ai parfaitement oublié ma promesse. Nous devions jouer ensemble un duo… ; un duo, trois duos, plutôt !… Je ne sais pas ce qu’elle va me dire ; je suis épouvanté à la seule pensée d’aller la voir.

— Oh ! Je vous raccommoderai avec ma tante. Elle vous est toute dévouée, et je ne crois pas qu’il y ait réellement matière à fâcherie. L’auditoire comptait sur un duo ; quand ma tante Agathe se met au piano, elle fait du bruit pour deux…

— C’est méchant pour elle… et pas très gentil pour moi, dit Dorian en éclatant de rire…

Lord Henry l’observait… Certes, il était merveilleusement beau avec ses lèvres écarlates finement dessinées, ses clairs yeux bleus, sa chevelure aux boucles dorées. Tout dans sa face attirait la confiance ; on y trouvait la candeur de la jeunesse jointe à la pureté ardente de l’adolescence. On sentait que le monde ne l’avait pas encore souillé. Comment s’étonner que Basil Hallward l’estimât pareillement ?…

— Vous êtes vraiment trop charmant pour vous occuper de philanthropie, M. Gray, trop charmant…

Et lord Henry, s’étendant sur le divan, ouvrit son étui à cigarettes.

Le peintre s’occupait fiévreusement de préparer sa palette et ses pinceaux… Il avait l’air ennuyé ; quand il entendit la dernière remarque de lord Henry il le fixa… Il hésita un moment, puis se décidant :

— Harry, dit-il, j’ai besoin de finir ce portrait aujourd’hui. M’en voudriez-vous si je vous demandais de partir… ?