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LE PORTRAIT

teau de sa main, et le lança à l’autre bout de l’atelier.

— Basil, je vous en prie !… Ce serait un meurtre !

— Je suis charmé de vous voir apprécier enfin mon œuvre, dit le peintre froidement, en reprenant son calme. Je n’aurais jamais attendu cela de vous…

— L’apprécier ?… Je l’adore, Basil. Je sens que c’est un peu de moi-même.

— Alors bien ! Aussitôt que « vous » serez sec, « vous » serez verni, encadré, et expédié chez « vous ». Alors, vous ferez ce que vous jugerez bon de « vous-même ».

Il traversa la chambre et sonna pour le thé.

— Vous voulez du thé, Dorian ? Et vous aussi, Harry ? ou bien présentez-vous quelque objection à ces plaisirs simples.

— J’adore les plaisirs simples, dit lord Henry. Ce sont les derniers refuges des êtres complexes. Mais je n’aime pas les… scènes, excepté sur les planches. Quels drôles de corps vous êtes, tous deux ! Je m’étonne qu’on ait défini l’homme un animal raisonnable ; pour prématurée, cette définition l’est. L’homme est bien des choses, mais il n’est pas raisonnable… Je suis charmé qu’il ne le soit pas après tout… Je désire surtout que vous ne vous querelliez pas à propos de ce portrait ; tenez Basil, vous auriez mieux fait de me l’abandonner. Ce méchant garçon n’en a pas aussi réellement besoin que moi…

— Si vous le donniez à un autre qu’à moi, Basil, je ne vous le pardonnerais jamais, s’écria Dorian Gray ; et je ne permets à personne de m’appeler un méchant garçon…

— Vous savez que ce tableau vous appartient, Dorian. Je vous le donnai avant qu’il ne fût fait.