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LE PORTRAIT

nous n’avions peur que d’autres puissent les ramasser. Mais je ne veux pas vous interrompre. Continuez votre récit.

— Bien. Je me trouvais donc assis dans une affreuse petite loge, face à face avec un très vulgaire rideau d’entracte. Je me mis à contempler la salle. C’était une clinquante décoration de cornes d’abondance et d’amours ; on eût dit une pièce montée pour un mariage de troisième classe. Les galeries et le parterre étaient tout à fait bondés de spectateurs, mais les deux rangs de fauteuils sales étaient absolument vides et il y avait tout juste une personne dans ce que je supposais qu’ils devaient appeler le balcon. Des femmes circulaient avec des oranges et de la bière au gingembre ; il se faisait une terrible consommation de noix.

— Ça devait être comme aux jours glorieux du drame anglais.

— Tout à fait, j’imagine, et fort décourageant. Je commençais à me demander ce que je pourrais bien faire, lorsque je jetai les yeux sur le programme. Que pensez-vous qu’on jouât, Harry ?

— Je suppose « L’idiot, ou le muet innocent ». Nos pères aimaient assez ces sortes de pièces. Plus je vis, Dorian, plus je sens vivement que ce qui était bon pour nos pères, n’est pas bon pour nous. En art, comme en politique, les grands-pères ont toujours tort[1].

— Ce spectacle était assez bon pour nous, Harry. C’était « Roméo et Juliette » ; je dois avouer que je fus un peu contrarié à l’idée de voir jouer Shakespeare dans un pareil bouiboui. Cependant, j’étais en quelque sorte intrigué. À tout hasard je me décidai à attendre le premier acte. Il y avait un maudit orchestre, dirigé par un

  1. En français dans le texte.