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LE PORTRAIT

Combien merveilleux devenait le monde entier ! Noter l’âpre et étrange logique des passions, la vie d’émotions et de couleurs de l’intelligence, observer où elles se rencontrent et où elles se séparent, comment elles vinrent à l’unisson et comment elles discordent, il y avait à cela une véritable jouissance ! Qu’en importait le prix ? On ne pouvait jamais payer trop cher de telles sensations.

Il avait conscience — et cette pensée faisait étinceler de plaisir ses yeux d’agate brune — que c’était à cause de certains mots de lui, des mots musicaux, dits sur un ton musical que l’âme de Dorian Gray s’était tournée vers cette blanche jeune fille et était tombée en adoration devant elle. L’adolescent était en quelque sorte sa propre création. Il l’avait fait s’ouvrir prématurément à la vie. Cela était bien quelque chose. Les gens ordinaires attendent que la vie leur découvre elle-même ses secrets, mais au petit nombre, à l’élite, ses mystères étaient révélés avant que le voile en fût arraché. Quelquefois c’était un effet de l’art, et particulièrement de la littérature qui s’adresse directement aux passions et à l’intelligence. Mais de temps en temps, une personnalité complexe prenait la place de l’art, devenait vraiment ainsi en son genre une véritable œuvre d’art, la vie ayant ses chefs-d’œuvre, tout comme la poésie, la sculpture ou la peinture.

Oui, l’adolescent était précoce. Il moissonnait au printemps. La poussée de la passion et de la jeunesse était en lui, mais il devenait peu à peu conscient de lui-même. C’était une joie de l’observer. Avec sa belle figure et sa belle âme, il devait faire rêver. Pourquoi s’inquiéter de la façon dont cela finirait, ou si cela, même devait avoir une fin !… Il était comme une de ses gracieuses figures d’un spectacle, dont les joies nous