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L’ÎLE AU MASSACRE

nouveau printanier qui faisait gonfler leur poitrine. Les épreuves ne sont-elles pas assez dures par elles-mêmes sans les renouveler par la pensée ?

— Mais est-ce une raison pour nous plaindre ? ajouta François. D’autre part, n’avons-nous pas obtenu d’appréciables résultats, dignes de nous encourager ? Notre loyauté, notre amitié, nos souffrances et notre foi ont montré aux Indiens que nous ne leur voulons aucun mal. Et nous nous sommes fait des amis parmi eux.

— J’ai entendu dire, cependant, à Montréal et à Québec, qu’il fallait toujours se méfier de ces sauvages, que leur caractère est fait de ruse et de sournoiserie.

— On se trompe. Il y a chez l’Indien naturel une loyauté que nous ne rencontrons plus guère dans notre monde corrompu. Il a horreur du mensonge. Il est sincère dans son affection comme dans son hospitalité… Il y aura cinq ans le 24 août prochain que notre père, aux prises avec une mutinerie de nos employés, fut obligé de retourner à Kaministiquia pour hiverner. Avec l’aide du P. Mesaiger, il réussit à raisonner quelques-uns de nos gens.

— Dont Beaulieu, je crois ?

— Oui, c’est un caractère faible plutôt que mauvais. Encore sous l’influence de nos concurrents, sans doute, lui et ses compagnons avaient refusé de faire un portage de neuf milles.

— Je ne m’étonne plus alors que père soit plus sévère pour lui que pour d’autres.

— En effet. Pourtant Beaulieu s’est repenti. Et père, pour lui prouver qu’il ne lui tenait pas rigueur de sa conduite, l’envoya avec la Jemmeraye et quatre canots au lac la Pluie, où notre cousin établit un poste de traite.

— Qui est maintenant le fort Saint-Pierre, et que j’ai vu en venant ici.

— La Jemmeraye se mit immédiatement en chantier et construisit le premier chaînon de l’immense chaîne de forts qui doit nous conduire à la mer de l’Ouest.

— Quelle idée géniale notre père a eue là. Comme nous pouvons être fiers de lui, fit Louis-Joseph dont les yeux s’humectèrent de larmes joyeuses.

— Notre cousin et lui se complètent. Les idées de père sont exécutées par Christophe. Père est la tête ; la Jemmeraye est le bras…

— Et nous, nous sommes les doigts.

— C’est cela, approuva François en riant. Je m’efforce d’imiter l’exemple de notre cousin. Le travail qu’il accomplit tient du prodige. Pendant l’hiver qui suivit l’érection du fort Saint-Pierre, il se mit en communication avec les Indiens des environs. Et il les invita à venir échanger leurs fourrures avec lui. C’était, comme tu le sais, le but de l’expédition de les attirer vers nous au lieu de les laisser aller vers les Anglais. Prévenus trop tard, sans doute, peu d’entre eux répondirent à son appel. Dans ce petit nombre, cependant, il en remarqua un dont la démarche et la noble assurance faisaient reconnaître pour un chef.

Cerf-Agile était grand et redressait avec fierté sa taille pleine de noblesse. Son visage, impassible en toute circonstance, était d’une mâle beauté. Le nez, légèrement camard, glissé entre les pommettes saillantes, s’attachait à un haut front intelligent et dominait une bouche aux lèvres sensuelles dont les extrémités s’affaissaient avec une amertume vers un menton trop petit. Les yeux, aux paupières un peu lourdes, avaient dans leurs prunelles foncées des rayons pleins de douceur qui se transformaient parfois en éclairs de farouche énergie. Jeune chef d’une tribu de la nation des Cris, il était redouté par la violence de sa haine envers ses ennemis autant qu’il était aimé de ceux qui se disaient ses amis. Loyal, comme tous ceux de sa race, il allait jusqu’à l’héroïsme dans le sacrifice pour ceux à qui il avait juré fidélité. Mais sa vengeance était terrible pour ceux qui le trompaient.

— Il y a déjà si longtemps qu’il est avec nous ? fit Louis-Joseph.

— Cinq ans bientôt. Il se trouvait dans ces parages du lac des Bois quand il apprit que des Français se trouvaient plus au sud. Après avoir troqué ses pelleteries il se mit au service de la Jemmeraye qui le prit en amitié.

— Rien d’étonnant, alors, qu’il ait voulu suivre Christophe au fort de la Fourche.

— Tout de suite, il fut utilisé comme guide dans les reconnaissances qui furent faites autour du lac la Pluie. Quand père arriva au fort, au mois de juillet, Cerf-A-