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Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/60

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L’ÎLE AU MASSACRE

Puis il fit signe aux autres canots tandis que le sien montrait le chemin. Quelques minutes après, les embarcations venaient avec un bruit sourd échouer une à une sur le sable.

Une plage en demi-circonférence s’étendait à l’est de l’île. Dans le fond un rideau de sapins laissait filtrer les rayons rouges et or d’un soleil qui se mourait. Les arbres semblaient en feu. Bientôt des teintes roses, jaunes et oranges descendaient vers le sol en de larges rubans horizontaux, laissant ici et là des lambeaux qui s’accrochaient aux branches. Un vert foncé balaya ces couleurs chatoyantes qui lui-même disparut pour faire place à une dernière lumière pâle et mystérieuse. Sur le lac, un crépuscule bleu se levait lentement, voilant la masse sombre des eaux qui s’endormaient et de la forêt silencieuse. Un crépitement se fit entendre. Un immense brasier éclaira la plage et les hommes vinrent s’assoir autour du feu. Un employé, l’arme en main, gardait les canots. D’autres, placés en sentinelles, se trouvaient du côté des sapins. Tous mangeaient.

— Quel soulagement, dit le P. Aulneau, de pouvoir se délasser et jouir d’une fraîcheur agréable après une chaude journée.

— En effet, répondit Jean-Baptiste, et je n’aime rien tant que de voir la flamme d’un brasier qui pétille et les étincelles qui montent et disparaissent dans le ciel.

Chacun d’eux goûtait le charme de cette nuit silencieuse.

— Vos hommes ont bien manœuvré, Jean-Baptiste. S’ils continuent ainsi, notre voyage se fera rapidement et pour vous ce sera le moment de votre bonheur.

— J’ai hâte d’en être là. Pâle-Aurore était bien triste aujourd’hui. Elle a une âme si délicate. Il est rare d’en trouver de pareilles parmi les femmes de chez nous.

— Votre père a raison de consentir à ce mariage. C’est un exemple qu’un membre de sa famille devait faire. C’est un tort de croire que l’on ne doit pas mélanger le sang de deux races de différentes couleurs. Votre mariage consacrera un fait établi depuis un siècle et plus. Les premiers colons qui ont débarqué sur cette terre n’avaient pas de femmes. Ils se sont alliés avec les Indiennes et nombre d’habitants de la Nouvelle France ont de ce sang dans les veines. Ils en ont honte. Et pourquoi ? Est-ce qu’aux yeux de Dieu toutes les âmes ne sont pas blanches ? À l’instar des Aborigènes, les Blancs ont considéré les Indiennes, pendant trop longtemps, comme des esclaves. C’est à nous catholiques de montrer que nos fils ne commettent pas de mésalliance en épousant ces filles dont le cœur est aussi noble que le nôtre. En les amenant peu à peu à notre civilisation, nous en ferons les mères d’une race forte qui conservera à la langue française et à notre foi ces immenses pays que vous découvrez. Et plus tard quand les femmes blanches viendront ici elles trouveront des sœurs d’une autre couleur pour les accueillir.

— Vos paroles sont réconfortantes, père. Bien qu’elles ne me fussent pas nécessaires, je suis heureux de les entendre car des objections m’avaient été faites.

— Vraiment ?

— Louis-Joseph est jeune. Il sort du collège… et tout en comprenant que je puisse aimer une sauvagesse il ne pouvait pas comprendre que j’allasse jusqu’au mariage.

— Oh !

— Mon père et moi, nous l’avons raisonné et il s’est rangé à notre avis.

— Peut-être un jour sera-t-il pris au charme dans lequel vous succombez aujourd’hui.

— Je lui souhaite de trouver une compagne digne de Pâle-Aurore.

Tandis qu’il parlait, Jean-Baptiste avait cru distinguer des ombres qui glissaient sur le lac. « Ce n’est rien, avait-il pensé. » Et il avait vu quelques employés qui s’étaient levés pour changer de place autour du feu. De temps en temps, une main s’abattait avec force et rage sur une joue, sur un front, sur un bras, sur une cuisse, écrasait un moustique qui venait de piquer. Du côté des sapins, au milieu de la gaieté et des cris des employés, un soupir, suivi d’une chute de corps tombant avec un bruit mat sur le sol, se fit entendre… Puis un deuxième soupir suivi d’une deuxième chute… Et tout à coup un cri effroyable se fit entendre.

— Aux armes !… Les Indiens !…

Aveuglé par les flammes du foyer, Jean-Baptiste ne pouvait pas distinguer ce qui se passait. Des coups de feu retentirent. Les employés, surpris, l’étaient vite remis