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Page:Willaume - L'île au massacre, 1928.djvu/7

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L’ÎLE AU MASSACRE

en branle. Mais une fois en mouvement, rien ne pouvait les arrêter.

— Allons, dit un nommé Bourassa, je vois que je vais être obligé de donner mon opinion sur le sujet de votre dispute. De quoi s’agit-il ?

— Va mettre ton nez au magasin d’abord, répondit Amiotte. Quand on a un ustensile comme le tien, on ne le promène pas à tous les vents.

Effectivement Bourassa avait un nez énorme. Et comme il n’avait pas le bon esprit d’en rire, on ne manquait de l’en ridiculiser. Bourassa était certainement le plus intelligent de la bande. Ayant une grande facilité pour apprendre, il avait beaucoup lu et avait acquis une connaissance étendue mais superficielle. N’ayant affaire qu’à des gens qui signaient leur nom d’une croix, il était le roi borgne au milieu de ces aveugles. Bien que très bon, très serviable, il exaspérait avec une insupportable hâblerie. De plus, il était d’une irascibilité maladive quand on froissait son amour-propre. Aussi la boutade d’Amiotte avait été loin de lui plaire. Sa réponse venimeuse s’en fit sentir.

— Espèce d’avorton, crois-tu donc que nous avons gardé les cochons ensemble ?!

— Non, ça je ne le crois pas, vu que quand nous sommes ensemble c’est moi qui le garde, le cochon…

Bourassa, en colère, allait s’élancer sur Amiotte et le mettre en pièces quand La Londette l’arrêta et lui dit :

— Bourassa, t’es bien gentil… mais t’as un défaut… t’as un orgueil qu’est aussi grand que le chemin qui va d’ici à la Mer de l’Ouest.

— Et on sait pas où ça se trouve, riposta Doucette d’un ton gouailleur.

— On dit que c’est près de la Chine, renchérit Lépine.

Et les autres se mirent à rire bruyamment.

— Tu vois, continua La Londette, tous les services que tu rends à tes compagnons ne sont pas appréciés. Tu les aides et cependant ils ne sont pas tes amis. Et tout ça, c’est à cause de ton orgueil…

Bourassa haussa les épaules, tourna les talons et partit. Il était furieux. En dépit de ses airs supérieurs il rageait contre la psychologie de cet être frustre. Si l’intelligence de ce dernier n’était pas lumineuse, il avait du moins à son service un bon sens qui reste le privilège de La Londette et qui constitue la force de sa classe.

Bourassa disparu, Amiotte se fit entendre.

— C’est-y aujourd’hui ou demain qu’on va à la pêche ?

— Tout de suite…

— Quand est-ce que les canots vont arriver ? hasarda le gros Paquin.

— Dame !… fit La Londette en rentrant sa tête dans les épaules en signe d’ignorance.

— C’est bien embêtant, dit Laflèche à son tour. N’est-ce pas Paquin ? Ça va te faire maigrir ça.

— Bast ! À la grâce de Dieu, conclut La Londette. Faites comme moi. Ayez confiance. Nous en avons vu bien d’autres depuis des années que nous voyageons avec nos maîtres. L’épreuve que nous traversons aujourd’hui passera comme les autres. Ce sera une aventure de plus à raconter à nos petits neveux.

— Tu veux dire à nos petits-fils, rectifia Amiotte. Crois-tu que je veuille mourir vieux garçon, moi ? Puis portant son regard vers le groupe qui se tenait auprès du feu, il cria :

— Fleur-d’Aubépine…

Une Indienne qui pouvait avoir la trentaine tourna lentement la tête et sourit à celui qui venait de l’appeler. Bien en chair, d’une santé florissante, elle ne semblait pas souffrir de la demi famine où se trouvait la colonie. Deux nattes caressaient ses pommettes saillantes et venaient jouer avec les rotondités ballantes de sa robuste poitrine. Ses jambes fourrées dans deux tuyaux de peaux trottinaient avec effort. À côté d’Amiotte, elle rendait effrayante, par contraste, la maigreur de ce dernier. Il la regarda avec la fierté d’un nain qui se serait emparé de Babylone. À ce sourire de conquérant, Fleur-d’Aubépine répondit par un regard où passa la douceur ineffable d’être l’esclave d’un tel maître.

— Croyez-vous, dit ce Cyrus en miniature, que quand on possède un pareil trésor, on ait l’envie de cuire toute sa vie dans le jus du célibat ?

La Londette regardait effaré ce couple singulier. Cette fois encore son camarade avait le dernier mot.

— Tu m’as volé ma part, ricana le gros Paquin. Satisfait de sa réplique, il rit,