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L’ÎLE AU MASSACRE

quiétant compréhensible. Jamais… jamais il n’est resté aussi longtemps sans nous donner de ses nouvelles. Pour qu’il n’ait pas envoyé un messager, il faut que cela aille bien mal là-bas. « Il tendit son bras droit dans la direction du fort de la Fourche. » J’en conclus qu’ils n’ont pas pu résister à la rigueur de l’hiver…

— Mais pourquoi cette pensée ? Ne crois-tu pas au contraire que la cause du silence de Christophe est la même que celle que nous reprochions à père ? Il attend sans doute de nos nouvelles.

— Que par notre faute, nous nous soyons laissés aller à un commencement de découragement, je le comprends. Nous n’avons ni les qualités de Christophe, ni son intelligence, ni son esprit d’initiative.

— Allons, Jean-Baptiste à quoi bon dénigrer ton mérite ? La Jemmeraye lui-même serait le premier à dire que j’ai raison.

— Non, Pierre, Christophe ne peut pas et ne doit pas nous être comparé. C’est un esprit mûr et réfléchi. Tout ce qu’il fait est pesé, calculé, et à son silence nous devons trouver une raison. Même au plus fort de l’hiver ne nous a-t-il pas envoyé Cerf-Agile ? Si, comme tu le disais, tout à l’heure, il a entrepris une nouvelle expédition, crois-tu que nous n’en serions pas prévenus ? Et puis, est-ce après un hiver comme celui-ci, au moment où l’on a besoin de refaire ses forces, qu’on songe à s’enfoncer dans un pays inconnu ? Non, Pierre, tes raisons n’arriveront pas à me convaincre. Il n’y a qu’une chose, qu’une seule, qui puisse empêcher la Jemmeraye de nous tenir de ses nouvelles, c’est que ses compagnons et lui-même sont…

— Jean-Baptiste !… Ne prononce pas ce mot ! C’est pécher contre l’espérance. Mais la même pensée s’abattit sur eux, fatale, inexorable.

Pierre, anéanti, baissa la tête. Un frisson parcourut tout son corps. Il eut froid devant cette situation tragique. Serait-ce possible que la Jemmeraye, le plus fort, le plus entreprenant de cette jeune phalange d’explorateurs eût succombé ? Non ! il ne pouvait pas le croire. Il se défendait contre cette angoisse qui l’étreignait. Il y mettait toute l’énergie d’un homme jeune qui insulte à la mort. Il considérait comme atroce cette destinée ruinée à l’âge où l’on commence à être fort à pouvoir réaliser enfin les rêves de l’enfance et les velléités de l’adolescence. Il se frappait le front pour chasser le cauchemar qui l’obsédait.

— Mais enfin, dit-il à son frère, pourquoi la Jemmeraye ?

Étrange question qui fit lever la tête de Jean-Baptiste. Il devina l’angoisse de son cadet et constata le ravage que faisait dans son âme l’hypothétique mort de leur cousin.

— Pourquoi ? Voyons Pierre, conserve ton sang-froid. Pourquoi Christophe serait-il mort ? Le sais-je ? Ce que je t’ai dit était le résultat logique de mes réflexions. Pour que Christophe ne nous ait pas écrit, ne nous ait pas envoyé de courrier ou fait savoir d’une façon quelconque ce qui se passait au fort de la Fourche, il faut qu’il…

Il n’acheva pas. La porte du fort venait de s’ouvrir. Bousculant la sentinelle qui se tenait à l’entrée, Cerf-Agile entrait en courant et venait s’écraser, à bout de forces, aux pieds de Jean-Baptiste.

À sa vue, Pierre sourit d’espoir en regardant son frère.

Un cri se fit entendre dans le fort, suivi aussitôt d’un concert d’exclamations. Une vingtaine de Blancs, d’Indiens et d’Indiennes se précipitèrent vers Cerf-Agile. Une foule de questions s’entrechoquèrent les unes les autres pour faire place presqu’aussitôt à un silence absolu.

Jean-Baptiste avait fait un signe. Deux Blancs transportèrent Cerf-Agile dans la chambre de Pierre où ils le déposèrent sur le lit. Sur le seuil de la porte, des têtes curieuses et inquiètes fouillaient de leurs regards le visage du revenant du fort de la Fourche. Les deux Blancs sortirent en fermant la porte. Dans le couloir, des chuchotements troublèrent quelques instants encore le silence de la maison…

Tandis que Pierre s’empressait auprès de Cerf-Agile et lui versait sur les lèvres quelques gouttes d’eau-de-vie, Jean-Baptiste, immobile au pied du lit, attendait que l’Indien ait repris connaissance.

En 1736, le fort Maurepas constituait l’avant-garde de la colonie dont Lavérendrye était le chef. À la pointe extrême se trouvait le fortin de la Fourche-des-Roseaux. Ce poste d’où partaient les reconnaissances vers une contrée inconnue exigeait un homme doué d’une énergie, d’un courage et d’une intelligence peu communs. Christophe Dufrost de la Jemmeraye