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L’ÎLE AU MASSACRE

sait. Il fallait qu’il en parlât et il n’était pas fâché de l’occasion qui se présentait. Et puis, un homme est-il capable de taire ses amours ? Sa vanité le pousse presque toujours à narrer ces sortes d’exploits. Il s’y délecte et trouve une jouissance à s’entendre parler de son amie. Il ne s’en rend pas compte, sans quoi il hésiterait. Le jeune amoureux est comme le nouveau riche. Il éprouve le besoin d’étaler ses trésors. Il accepte avec joie, au besoin il la fait naître, l’occasion d’en parler. L’homme que les amours ont rendu plus circonspect savoure intérieurement, comme un fait acquis, ces tendres sentiments. Son allure, comme celle de l’homme qui est venu au monde affligé d’une fortune, est assurée. Son maintien est dégagé. Et il ne se trouble pas quand on le questionne. Ce n’était pas le cas de Jean-Baptiste qui, ne bronchant pas devant le danger, rougissait à cet instant comme une jeune fille de l’autre siècle.

— Je ne sais pas, dit-il. C’est un soir, en me couchant. J’avais faim. Une sueur froide perlait à mon front. J’ai cru qu’une main douce et fraîche venait me caresser. Et alors un nom est sorti de mes lèvres : Pâle-Aurore.

— Tu peux te vanter que la faim, chez toi, produit des effets plutôt agréables.

— Hélas, je me suis tout de suite rendu compte de la situation où je me trouvais. Mon cœur s’est trouvé serré comme dans un étau. J’ai souffert horriblement. J’ai compris que j’aimais Pâle-Aurore plus que tout au monde. La pensée m’est venue, un moment, de te laisser seul et de descendre au milieu de l’hiver au fort St-Charles. Je voulais à tout prix la revoir. Mais j’ai entendu comme une voix intérieure qui me disait : « Lâche, oserais-tu abandonner ton frère ? Elle t’attendra, et tu seras d’autant plus heureux de la retrouver que tu auras accompli ton devoir. » Le lendemain, quand je me suis levé et que je t’ai vu, je n’ai plus eu l’envie de partir. Mais l’amour que nourrissait mon cœur me donna la force de résister. C’est pour la revoir en restant digne du sacrifice qu’on attendait de moi, que j’ai lutté au milieu de nos difficultés.

Pierre ne riait plus. Le sentiment de son frère lui apparaissait trop sérieux. Il dit simplement.

— Voilà donc une bonne occasion pour toi de redescendre au fort Saint-Charles. Et puis, il est absolument nécessaire de donner, de vive voix, à notre père des détails sur notre situation.

Jean-Baptiste ne répondit pas tout de suite. Il regarda les rayons du soleil couchant qui embrasaient le fort. Vers l’ouest, des feux rouge et or d’une majesté incomparable auréolaient la cime des arbres et se reflétaient dans les eaux du lac. La nature se faisait silencieuse. Un calme impressionnant et grandiose lui étreignit l’âme.

Une peur subite et mystérieuse l’envahit.

— Nous ne pouvons pas partir sans nouvelles de la Jemmeraye. Son silence n’est pas naturel. Lui qui a toujours eu soin de nous tenir au courant de ses faits et gestes.

— Que crains-tu pour lui ? Son caractère enthousiaste et pratique à la fois n’a pu que le bien conseiller. Profitant des beaux jours printaniers, il aura sans doute amorcé une nouvelle expédition.

Pierre cherchait des raisons d’encourager son frère. L’attitude de Jean-Baptiste venait de concrétiser en lui des soupçons qu’il avait toujours repoussés. Il le regardait qui marchait d’un pas nerveux. L’amoureux timide et gauche de tout à l’heure avait fait place à l’homme d’action, énergique et viril. Poussé par une force magnétique, il se dirigeait sans cesse vers la porte du fort qui s’ouvrait sur le lac. Il était obsédé par la pensée que quelqu’un avait frappé et qu’il n’avait pas été entendu. Il allait l’ouvrir quand tout à coup il revint sur ses pas. Il posa ses deux mains sur les épaules de son frère. Puis le regardant dans les yeux :

— Pierre !… Nous sommes des hommes, n’est-ce pas ? L’apprentissage surhumain que nous a fait faire notre père a cuirassé nos âmes. Il a réussi à forger un caractère de bronze dans notre corps d’enfant. Je puis donc te parler comme j’ai vu nos aînés se parler entre eux. Nous sommes des hommes, Pierre…

Il éprouvait le besoin de répéter ces mots : nous sommes des hommes. Il voulait se donner du courage. Son regard se faisait dur. Sa voix, un instant encore indécise, se raffermissait. Il regardait son frère qui pâlissait devant cet assaut inattendu et qui restait sans voix. Il continua.

— Le silence de la Jemmeraye est in-