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L’ÎLE AU MASSACRE

tion toute maternelle de la part de la femme de l’explorateur. Ses filles l’avaient tout de suite considérée comme une sœur. Dans cette famille où la disparition d’un fils et d’un frère bien-aimé avait laissé une empreinte ineffaçable de douleur, Madame de Lavérendrye avait reporté toute son affection sur celle que Jean-Baptiste avait aimée. Pierre avait confié à sa mère la mission que son frère lui avait donnée à remplir. Il l’avait fait avec sincérité, avec loyauté, avec un oubli complet de lui-même et de son amour. Et sa mère avait compris la douleur qui lui déchirait le cœur. Elle n’en avait que plus chéri Pâle-Aurore, comme si, par sa tendresse, elle eût voulu, un jour, amener la jeune fille à donner à Pierre le bonheur qu’elle avait réservé pour Jean-Baptiste. Aucun soin ne lui avait été épargné, aucune douceur ne lui avait été refusée. Hélas, au milieu même de cette tendresse la jolie fleur sauvage s’était flétrie. Ç’avait été une erreur de la transplanter. On avait cru bien faire cependant. On avait voulu lui faire fuir le lieu terrible où elle avait connu la joie d’aimer et les tristesses de la mort. Cet oiseau des prairies, élevé au sein de la nature, n’avait pas pu supporter la cage si douce, si accueillante qu’elle ait été. Bien qu’elle pût vivre à sa guise, sa liberté dans les plaines et dans les bois lui manquait. L’air vivifiant qui, là-bas, emplissait ses poumons de santé l’avait ici peu à peu empoisonnée. Elle était à l’étroit. Un jour, elle avait senti qu’elle avait mal, là, tout au fond de sa poitrine et bientôt après, elle s’était alitée. Madame de Lavérendrye pensait à toutes ces choses. Elle avait essayé de consoler cette jeune fille que son fils avait aimée et par là-même essayé de tromper sa propre douleur. Et voilà que maintenant elle allait perdre celle qu’elle considérait comme sa fille.

Elle poussa un profond soupir.

— Je ne puis m’empêcher de pleurer, murmura-t-elle, en me demandant pourquoi la Providence use envers nous de tant de rigueur…

Et comme si elle regrettait déjà ses gémissements elle ajouta :

— Dieu n’a-t-il pas de tout temps éprouvé ceux qu’il aime ?

Depuis quelques minutes un beau jeune homme, le visage hâlé et martial avec une nuance de tristesse dans les yeux contemplait sa mère en souriant tendrement. Comme il la trouvait belle cette maman dont le regard se perdait dans une rêverie infinie. Il s’approcha doucement et dans un souffle il lui dit :

— Bonjour, maman.

— Oh !… Pierre, tu m’as fait peur.

— Et pourquoi ? demanda-t-il en l’embrassant.

— Je songeais…

— Toujours ces tristes pensées !…

Avec mille délicatesses il l’obligea à lever vers lui son beau visage.

— Vous avez pleuré, maman ?

Et avec dévotion, il baisa les yeux humides de sa mère…

— Comment va Pâle-Aurore ?

— Je voudrais pouvoir te dire, mon cher enfant, qu’elle va mieux.

— Qu’a dit le docteur ce matin ?

— Il espère la guérir…

— Il le faut, il le faut. Nous ne pouvons la laisser mourir ainsi…

— Hélas !… Je désespère de nos remèdes. Un seul peut-être !…

— Dites.

— Mais je crains qu’il ne soit impraticable.

— Oh ! maman, vous savez bien que je ferais tout pour elle.

— Oui, je sais… Tu l’aimes, n’est-ce pas ?

Pierre baissa la tête.

— Je l’aime, c’est vrai. Je lui ai dit, mais elle m’a repoussé. Oh ! bien doucement. Je dois me conserver au souvenir de celui que nous pleurons ensemble, m’a-t-elle dit. Elle m’a demandé d’être seulement un frère pour elle. Je le lui ai promis. Et cependant…

— Mon pauvre enfant, comme tu dois souffrir !

— Ma souffrance n’est pas de celles que l’on doit plaindre, maman. Mon amour est fait de dévotion et de sacrifice. Pour elle, je parcourrais le monde afin de trouver le remède qui pourrait la guérir. Mais le vôtre, quel est-il ?

— C’est sa prairie.

— Quoi ? Vous voudriez l’éloigner de nous ?

— Les gens sont comme les plantes. La fleur des prairies se fane dans une serre et cette enfant a besoin d’air et d’immensité.

— Vous voudriez la renvoyer au fort Saint-Charles ?

— Oui.