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L’ÎLE AU MASSACRE

mère. Elle se fera un devoir de l’adopter et de la consoler.

— Père, dit Louis-Joseph, laissez-nous la garder… L’exil la tuerait.

Mais Lavérendrye suivait sa pensée et ne prit pas garde à l’interruption de son fils. Il ajouta :

— Tu t’engageras également pour remplacer les hommes que nous venons de perdre et pour obtenir l’envoi d’un nouveau missionnaire.

Legros avait écouté stupéfait cet homme parler, comme si rien ne s’était passé.

— Quoi Monseigneur ? fit-il. Après ces deux terribles épreuves qui vous atteignent coup sur coup serait-ce votre intention de poursuivre, quand même, votre chemin vers l’Ouest ?

Lavérendrye s’était redressé sublime d’énergie.

— Et pourquoi hésiterai-je ? J’ai le cœur brisé, c’est vrai. Vous donner une idée de ma souffrance serait au-dessus de mes forces. Mais je ne m’appartiens pas, j’appartiens à mon œuvre. Pour l’accomplir, je ne peux, je ne dois tenir compte ni des difficultés, ni des épreuves. Que penserait-on d’un général qui déserterait le poste qui lui a été confié parce que son fils et ses premiers lieutenants seraient tombés dans la bataille ? Ma mission est aussi importante, plus importante peut-être qu’une campagne militaire. Il s’agit pour nous de devancer les efforts qui se font du côté de la baie d’Hudson par les Anglais et du côté de l’Océan Pacifique par les Russes. Notre tâche est de résoudre, au profit de notre pays, la question de savoir à qui appartiendrait, en dernier ressort, ces territoires dans lesquels nous avançons pas à pas. Après avoir parcouru près des trois quarts du chemin que nous avons à faire pour atteindre ce but, nous nous arrêterions parce que d’un côté un malheureux déséquilibré a causé le massacre de mon fils, d’un missionnaire et d’une partie de nos gens, et que de l’autre il a plu au ciel de me priver de l’appui et de l’expérience de mon neveu ? La lutte est trop grave pour que la moindre défaillance, sous n’importe quel prétexte, soit excusable.

Des larmes de fierté humectaient les yeux de ses fils. Et Legros se sentait prêt à tous les sacrifices au côté d’un tel homme.

— Père, dit François, quoique vous décidiez, nous vous suivrons sans faiblir. Et je suis sûr qu’en m’exprimant ainsi je me fais l’interprète des sentiments de ceux qui m’entourent.

— Oui, oui, s’écrièrent-ils tous ensemble.

Lavérendrye était visiblement ému et sa voix trembla légèrement.

— Merci. Je n’attendais pas moins de vous, mes enfants, et de vous tous mes compagnons de peine et de glorieuse aventure. Quand bien même les étapes du calvaire que je gravis deviendraient plus atroces encore que celles par lesquelles je passe aujourd’hui, je continuerai à avancer et, Dieu aidant, j’arriverai au but que je me suis proposé et auquel je sens que je touche. Il s’agit de la gloire de notre Roi et de notre religion. En avant donc, pour Dieu et pour la France.


X

PÂLE-AURORE


Tandis que Lavérendrye, malgré les terribles épreuves qui étaient venues l’accabler, continuait avec courage sa percée civilisatrice au milieu des sauvages, deux femmes à Trois-Rivières se trouvaient dans le salon de famille d’une maison de seigneur canadien. Elles se livraient à des travaux de couture. C’étaient Madame de Lavérendrye et sa fille cadette Marie-Catherine.

Au milieu du silence troublé seulement par le tic tac d’une horloge, une toux humide et prolongée se fit entendre venant de la chambre à coucher. Madame de Lavérendrye leva la tête. Son regard où se lisait une grande inquiétude se posa sur sa fille.

— Va donc voir, mon enfant, dit-elle. Donne-lui une cuillerée de sirop dont le flacon se trouve sur la table de nuit.

— Bien maman, fit la jeune fille en se levant.

— Garde-toi d’en répandre.

— Non, maman.

Madame de Lavérendrye resta seule songeuse. Pâle-Aurore avait quitté le fort Saint-Charles à la fin de juin en compagnie de Pierre et de La Londette. Trois mois avaient passé et cela avait suffi pour rendre malade cette jeune fille que la phtisie tuait. Elle avait été reçue avec une affec-