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Page:Wyzewa - Nos maîtres, 1895.djvu/64

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NOS MAÎTRES

de modifier sans cesse ses visions. Une difficulté en résulte à concevoir réelles ces vies qui paraissent, s’effacent, reparaissent tour à tour. Le romancier futur dressera une seule âme, qu’il animera pleinement : par elle seront perçues les images, raisonnes les arguments, senties les émotions. Le lecteur comme l’auteur verra tout, les choses et les âmes, à travers cette âme unique et précise dont il vivra la vie.

L’artiste devra encore limiter à l’extrême la durée de la vie qu’il voudra recréer. Il pourra ainsi, durant les quelques heures de cette vie, restituer tout le détail et tout l’enchaînement des idées. On n’aura plus des perceptions isolées, inexpliquées, mais la génération même, continue, des états mentaux.

La vie que peuvent racréer les littératures est une vie où les émotions interrompent, par places, la série des notions. Le romancier devra donc mêler à la forme du récit la forme musicale de la poésie. Il exprimera les douleurs et les joies par des agencements sonores et rythmiques de syllabes, insoucieux, — dans ces rares passages. — du sens notionnel des mots : puisque aussi bien nuls mots ne peuvent traduire l’émotion.

La vie, — notre vie surtout, si nerveuse, — est un avènement ininterrompu de notions nouvelles ; sans cesse les sensations survenantes nous portent à des notions plus subtiles ; et l’artiste recréant cette vie devra désigner ces notions nouvelles par des termes nouveaux. Mais ce progrès ne sera possible que si nous reconquérons d’abord